En 2010, Martine Aubry introduisait dans le logiciel politique français le concept anglais de Care, traduit par « prendre soin ». Après trois mois de médiatisation, cette approche politique par la notion de soin disparaissait totalement du paysage audio-visuel hexagonal, à tel point que peu de gens s’en souviennent encore aujourd’hui. Force est de constater que la théorie du « prendre soin » n’a pas eu le même destin que la théorie du genre. Pourtant, les deux théories sont chacune issues des milieux féministes anglo-saxons. La différence de traitement médiatique et politique entre la théorie du Care et la théorie du genre vient peut-être de ce que le « prendre soin » éduque à une attitude responsable envers autrui et soi-même, et représente donc un facteur de néguentropie sociale, un facteur d’ordre – au sens d’harmonie – donc un danger pour l’idéologie dominante. À l’opposé, la théorie du genre éduque à l’individualisme et au flou identitaire et comportemental, et représente donc un facteur d’entropie sociale, un facteur de désordre, donc un avantage pour l’idéologie dominante.
Martine Aubry ne se doutait certainement pas qu’en parlant de prendre soin, elle allait déranger à ce point. Et, au début du moins, elle ne s’est sans doute même pas rendu compte qu’elle prenait à contre-pied tous ses engagements européistes et « sansfrontièristes ». En effet, par définition, la politique du Care oriente l’esprit vers une éthique du soin, donc de la protection, de conservation, de préservation,de l’entretien et du principe de précaution. Elle focalise l’attention sur la proximité et le local, puisqu’on ne peut prendre soin que de ce qui est à portée. Elle est donc située aux antipodes de l’idéologie dominante, fondée sur la délocalisation, la globalisation, la déconstruction des acquis sociaux et la prise de risque… pour les moins nantis. La politique du soin rétablit ainsi une hiérarchie de priorité vitale : l’amour pragmatique du proche passe avant l’amour esthétique du lointain.
La théorie du prendre soin relève ainsi d’un féminisme authentique, un féminisme responsable, la théorie du genre n’en constituant qu’une déviance libérale et libertaire, hyperindividualiste.
État des lieux du féminisme
Sur le plan théorique, le féminisme propose un corpus de textes et de publications non unifié : des réflexions de bon sens y voisinent avec des aberrations fantaisistes, parfois criminelles, et des dérives idéologiques ou commerciales, néanmoins intéressantes à examiner sur les plans littéraire, psychologique ou sociologique. On y trouve donc le meilleur et le pire. Une liste non exhaustive irait de Louise Michel aux magazines ELLE et Cosmopolitan, en passant par Simone de Beauvoir, Julia Kristeva, Sylviane Agacinski, Élisabeth Badinter, Françoise Héritier, Hélène Cixous (fondatrice en 1974 du Centre d’études féminines et de genre à Paris 8), Monique Wittig, Judith Butler, Valerie Solanas, Donna Haraway, la revue Sorcières des années 1970 et les diverses « sororités » plus ou moins sérieuses comme Gynarchy International.
Certains pays du nord sont à l’avant-garde du féminisme radical et s’illustrent par des initiatives surréalistes, comme l’interdiction faite aux hommes d’uriner debout dans les toilettes publiques, ou ces enfants élevés dans l’ignorance de leur identité sexuelle, cobayes d’une expérimentation d’un flou identitaire psychotique provoqué. En outre, la composante « victimaire » du féminisme se prête aisément à une récupération par la propagande de guerre, comme le démontre l’invention du pinkwashing, démarche argumentative qui consiste à légitimer moralement l’agression militaire de tel pays sous le prétexte qu’il ne respecterait pas les « droits des femmes » ou des « homosexuels ». On pense notamment à l’invasion de l’Afghanistan par les armées occidentales ; armées présentées comme libératrices mais qui ont déjà tué plus de femmes que tous les Taliban réunis.
Le féminisme peut donc avoir un double-fond et servir de cheval de Troie à des intérêts autres que ceux mis en avant. Les liens entre Gloria Steinem et les Renseignements américains, ou entre Cheryl Benard et la Rand Corporation, le think-tank du lobby militaro-industriel américain, sont avérés, sans même parler du financement occidental des Femen et des Pussy Riot dans le cadre d’une guerre culturelle contre les pays non-alignés. Quant au slogan de l’émancipation féminine, il a surtout servi aux lobbies du tabac ou pharmaceutiques à vendre des cigarettes (Bernays) et des moyens de contraception invasifs et pathogènes, comme la pilule chimique et les avortements de confort, qui arrangent surtout les hommes et qui mettent en danger la vie de millions de femmes. L’historien de la publicité Stuart Ewen montrait dès les années 1970 comment le féminisme et le jeunisme furent lancés dans les années 1920 aux USA pour soutenir l’émergence de la société de consommation naissante, évidemment au prix de tout l’éventail des souffrances directes et indirectes induites par le consumérisme : addictions diverses, épidémie de violences conjugales, de divorces, de dépressions, de suicides, de maladies psychosomatiques, etc. L’alliance du féminisme et du capitalisme est également disséquée par la sociologie non conventionnelle : Michel Clouscard, Jean Baudrillard, la « théorie de la Jeune-Fille » de Tiqqun, et en littérature Michel Houellebecq ou Photographies d’un hamburger de Lucien Cerise, ainsi que chez des psychanalystes s’exprimant peu en dehors de leur milieu socioprofessionnel. Un premier bilan montre donc que, comme l’ensemble du dispositif rhétorique de la « victime », le féminisme peut avoir du sang sur les mains.
La nature féminine
Il existe aussi un féminisme non meurtrier, un féminisme constructif, tourné vers la vie, cohérent avec la dimension maternelle de la nature féminine. Tout un chacun possède une intuition, une impression immédiate, parfois confuse, de ce que sont les identités féminine et masculine. Ce sont parfois des clichés réducteurs, mais il faut néanmoins admettre que les physiologies et les psychologies des deux sexes possèdent des spécificités irréductibles transmises génétiquement et qui définissent leur idiosyncrasie respective. Au-delà de l’évidence visuelle de la conformation différente des corps, la biologie, les sciences cognitives ou l’éthologie ont montré que les cerveaux sont matériellement différents ainsi que leur fonctionnement, leur mode de traitement de l’information, de même que les taux d’hormones et les comportements différenciés qu’ils commandent en réaction aux mêmes stimuli. L’identité culturelle se déployant à partir de l’image représentée du corps, il existe donc un fil conducteur invariant de l’identité féminine, soit une essence féminine, un éternel féminin, un « génie féminin », c’est-à-dire une manière d’être au monde spécifiquement féminine. Il semble que cette nature féminine s’exprime par ce que l’on pourrait appeler un « sens de la proximité », ce que Julia Kristeva appelle « l’intime ».
Un concept féminin : le Care
Cette nature féminine induit un rapport spécifique à l’éthique, rapport davantage soucieux des relations de proximité que l’éthique masculine, plutôt portée sur les principes généraux. C’est en 1982, dans son livre In a different voice, que la psychologue américaine Carol Gilligan a proposé le concept de Care pour qualifier cette éthique féminine. Le terme de « care » vient du verbe anglais to care, ou de la locution to take care, « prendre soin ». D’après la fiche Wikipédia : « C’est ainsi qu’elle [Gilligan] conçut la notion de care : un souci éthique situé, enraciné dans la complexité du contexte et fondé sur la délibération, le soin et la conservation de la relation avec autrui. » Le concept a fait florès, mais il a fallu attendre 2008 pour que sorte une traduction française du livre de Gilligan, sous le titre Une voix différente (Flammarion). Martine Aubry popularisait cette notion en 2010 au travers de tribunes médiatiques et d’interviews, rapidement secondée par des chercheurs en éthique et en sociologie, mais aussi attaquée et raillée par des journalistes comme par des membres de sa propre famille politique qui qualifièrent ses propos de litanie de bons sentiments, voire de « nunucheries ». La théorie du Care est de fait à peine une théorie, ou alors une théorie de l’action, une pragmatique, et son appareil conceptuel peut sembler réduit en comparaison de certaines constructions culturelles spéculatives. Sandra Laugier, spécialiste de philosophe morale à Paris 1, justifie cela. Pour elle, « le Care est une « politique de l’ordinaire », qui renvoie à une réalité ordinaire : le fait que des gens s’occupent des autres, s’en soucient et ainsi veillent au fonctionnement courant du monde. Elle formule ainsi l’intrusion du Care dans le monde politique : « l’éthique, comme politique de l’ordinaire ». Dans cette perspective le sociologue Serge Guérin fait le lien entre le care et l’écologie politique, au sens où l’écologie nécessite une pratique du prendre soin des humains comme de la terre. »
La proximologie et le localisme
Serge Guérin, conseiller d’Anne Hidalgo (PS) pour les municipales de 2014 à Paris, dirige par ailleurs la revue Réciproques, laquelle explore le champ de recherches de la proximologie. Puisant parfois à la proxémique inventée par l’ethnologue Edward T. Hall, la proximologie est cependant plus focalisée sur les questions de travail social et d’aide à la personne, notamment dans le lien intergénérationnel et le troisième âge. Théorie particulariste et toujours contextualisée de l’action de proximité, la proximologie analyse trois pôles : 1) l’environnement immédiat et concret, 2) les acteurs de la situation, personnes dépendantes et leurs auxiliaires de vie, femmes de ménage, etc., mais aussi personnes valides dans leur espace domestique, 3) les liens de solidarité familiale, amicale ou de voisinage, ainsi que leurs déficits.
D’un point de vue philosophique, la priorité est ici donnée à la physis et à l’immanence, et déserte quelque peu la méta-physis de la transcendance et ses grands récits. L’attention est accordée au « petit » plutôt qu’au « grand », au « près » plutôt qu’au « loin ». Divers courants de l’écologie politique revendiquent ce « rapprochement général », comme le localisme, la relocalisation, les locavores, la permaculture, la transition, les AMAP, qui tous travaillent à reconstituer de la souveraineté alimentaire, énergétique, économique et politique, en redéployant entre producteurs et consommateurs des échelles plus restreintes et des circuits courts, voire directs et autogestionnaires. Dans le paysage associatif, on notera « Relocalisons ! » qui édite un journal intitulé Proximités. Ici, le schéma de l’action politique concrète consiste à rayonner autour de soi en cercles concentriques et en suivant la maxime de bon sens : « Charité bien ordonnée commence par soi-même. »
Penser globalement, agir localement (J. Ellul)
« Le premier environnement des humains, c’est le corps maternel ». Cette sentence est tirée de Solutions locales pour un désordre global, film documentaire de Coline Serreau sorti sur les écrans en 2010, et dont le fil rouge est la condition féminine. Le premier lieu des humains, leur première localisation, leur premier enracinement, c’est le corps maternel. D’où la tendance naturelle à concevoir tout lieu à l’image du souvenir de ce premier enracinement, qui a donné notamment les expressions de « Mère patrie » ou de « langue maternelle ». Freud ou Lacan auraient confirmé mais en y ajoutant la touche nécessaire du Père qui oblige à dé-fusionner, à se séparer relativement de ce corps maternel et de ce premier lieu, sans quoi la socialisation dans le monde est impossible. L’espèce humaine ne peut survivre sans un territoire de référence, mais elle est aussi programmée génétiquement pour se déplacer dans l’espace (au contraire des plantes), ce qui oblige à un effort de dialectique nécessaire pour articuler le territoire de référence, souvent le territoire natal, remontant dans l’utérus, et son extériorité mondaine.
La bipolarité complémentaire entre la Mère et le Père, entre l’intérieur et l’extérieur, recoupe l’opposition tout aussi complémentaire entre le local et le global. Nous ne pouvons négliger aucun des deux aspects, surtout à notre époque. Aujourd’hui, le désordre devient global et impacte le local dans lequel nous vivons. La compréhension de ce mécanisme requiert de se hisser par la pensée à son échelle. Il y a donc deux bonnes raisons de « penser globalement » : 1) la grille de lecture globale contient plus d’informations et est plus « intelligente », elle permet de comprendre plus de choses ; 2) l’idéologie mondialiste, par nature, pense globalement, ce que l’on ne peut neutraliser qu’en inversant ses propositions, ce qui suppose déjà de les comprendre dans ses termes, donc de se former soi-même à sa vision des choses.
S’il faut penser globalement, il faut ensuite agir localement. Les solutions, c’est-à-dire les applications pour sortir du désordre global, ne peuvent être que locales car nous vivons toujours dans un « lieu », situé dans l’espace et le temps. La politique du soin commande une action contextuelle car on ne peut prendre soin que de ce qui est à notre portée. Il faut donc devenir mondialiste dans une certaine mesure, pour en récupérer les informations qui peuvent nous servir, puis utiliser le mondialisme comme outil de la relocalisation antimondialiste. Accompagner la globalisation par la pensée jusqu’à un certain point, puis la subvertir au dernier moment en ramenant ses résultats intellectuels à l’échelle locale. Mettre le global au service du local. Rester ouvert par la pensée, mais agir en restant concentré sur la proximité et l’entretien de nos défenses immunitaires, ce qui suppose de réhabiliter positivement la notion de « fermeture »: personne ne vit dans une maison sans murs, les murs ne séparent pas, ils protègent.
Pour conclure provisoirement, il nous revient de travailler à la grande jonction des forces vives, les forces de la vie contre la mort, quelles que soient nos origines culturelles, confessionnelles ou politiques. L’horizon commun sur lequel converger, le point de mire de cette grande jonction, doit être la vie du pays où nous vivons, parce que c’est là que nous vivons, justement. Notre pays est un objet dont nous devons prendre soin, avec amour et attention, comme on s’occupe d’un jardin ou d’une maison, parce que c’est là que nous vivons et que c’est notre intérêt commun d’y vivre bien. Les acquis théoriques du meilleur du féminisme peuvent être convoqués pour penser cette démarche. C’est là que chacune doit prendre sa place dans la cité, à toutes les échelles, dans tous les domaines, avec ses compétences et ses différences.
Une Antigone