Femmes, écologie et transmission 2/3

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Dans le cadre de notre année consacrée à Femmes et transmission, en 2014, voici la deuxième partie de notre réflexion sur « Femmes, écologie et transmission ».

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Consulter la première partie, la troisième partie, la version courte et/ou le résumé de nos conclusions.

 

Rappel de l’introduction

Le caractère non-viable du système économique occidental est devenu évident. Les écologistes estiment que 20% de la population utilise 80% de la production planétaire – que les chiffres soient exagérés ou non, le déséquilibre est évident. Le modèle économique occidental ne peut pas être étendu à l’ensemble de la planète. La question écologique est donc l’un des enjeux essentiels de notre temps – nous ne pouvions pas ne pas l’aborder, surtout au cours d’une année consacré au thème de la transmission : quel monde allons-nous transmettre à nos enfants ?

Ce thème de l’écologie sera abordé ici non pas tel quel, parce que nous n’en sommes pas spécialistes – mais en lien avec la question de la femme, de la féminité, et celle de la transmission.

La première partie de notre analyse a été l’occasion de faire le point sur quelques uns des aspects de la crise écologique, et d’approfondir l’idée du lien entre la question écologique et les femmes. 

L’objet de cette seconde partie est de comprendre le lien entre écologie et transmission : très schématiquement et en idéalisant les choses, la société moderne a remplacé les notions de transmission,d’équilibre (homme-nature-cosmos), de valorisation (de la nature et de toute forme de donné), par le triptyque innovation, croissance productive, transformation. La rupture de transmission, telle que nous l’avons étudiée dans l’une de nos précédentes conférences aboutit à une société fonctionnaliste, un monde de moyens qui a perdu sa finalité. Nous développerons ici une vision globale des racines et des implications de la crise écologique.

1. Crise de la rationalité occidentale

  • Le cloisonnement dualiste de la culture occidentale

Ce dualisme (hiérarchisé) entre valeurs masculines et féminines appartient, selon Michel-Maxime Egger, à un mode de pensée paradigmatique de la modernité occidentale, profondément dualiste – à tel point que l’auteur parle d’une « addiction au dualisme » qui cloisonne la réalité de façon manichéenne. A partir de la fin du Moyen Age en Europe, la culture occidentale « passe à une conception dualiste des choses. Tout est de plus en plus séparé : l’incréé et le créé, l’humain et la nature, l’esprit et la matière, l’âme et le corps, la foi et la raison, la nature et la culture, etc. La crise écologique puise ses racines dans ces dualismes réducteurs, d’ordre à la fois théologique, anthropologique et cosmologique. »

  1. Cloisonnement théologique. La crise écologique est un phénomène caractéristique de l’Occident moderne athée – non pas athée au sens conceptuel (la négation du Dieu personnel conceptualisé par le monothéisme occidental), mais en un sens plus radical permettant d’inclure le théisme philosophique, et même certaines formes de christianisme, sous ce qualificatif. Le monde, la nature de l’Occident moderne sont « athées » au sens où elles sont désertées par le divin, si bien que nulle sacralité n’imprègne plus la nature habitée par les hommes. La nature chosifiée est réduite à un statut purement instrumental, puisqu’elle est une matière que ne pénètre plus aucun esprit.

Cette séparation entre le divin et le monde est récente dans l’histoire de l’Occident. La rupture prend place au cœur du XIVe siècle, dans l’univers de la scolastique médiévale, et se fonde sur une séparation tendancielle, et de plus en plus franche, entre le « naturel » et le « surnaturel ». Alors que l’ensemble des traditions spirituelles antérieures se caractérisait par une profonde interpénétration des différentes dimensions du réel et par une dimension sacrée ou mystérique qui transverbérait l’ensemble de la réalité, le Moyen Age scolastique définit deux domaines de réalités de plus en plus étanches l’un à l’autre : d’un côté le domaine de la « nature » totalement conceptualisable par la raison et dépourvu de sacralité propre ; de l’autre, la « surnature » – domaine des miracles et des vérités inacessibles à l’intelligence. Le mystère et la sacralité, qui étaient la manifestation à même la nature d’une autre dimension de l’être, une dimension transcendante, a disparu. Le cosmos, devenue a-thée au sens premier, est désormais réductible à des lois mathématiques et rationnelles : on peut parler avec Philippe Descola d’une « naturalisation de la nature ».

  1. Cloisonnement cosmologique. En conséquence, le monde naturel est désormais « sans gloire propre », pour reprendre encore les mots de M.-M. Egger – la « gloire » étant prise ici en son sens biblique (poids et rayonnement de l’être). Le monde devient « une réalité en soi, close et indépendante, séparée de Dieu et de l’être humain », et « la nature est transformée en une mécanique sans maître, dépourvue d’intelligence, de créativité et de vie. » Les lois qui régissent cette nature, immuables et impersonnelles, « sont non seulement dissociées des lois ontologiques et éthiques, mais (…) anéantissent la dimension symbolique de la nature. Le nouveau paradigme célèbre le règne de la quantité, considérée comme seule objective, car mesurable. (…) La nature n’est plus un sujet, mais un objet. » (Ibid. p. 51).
  2. Cloisonnement anthropologique. Coupé de sa relation au divin et de son ancrage dans le cosmos, l’être humain lui-même se trouve mutilé de ses dimensions les plus profondes. M.-M. Egger résume ce déséquilibre en quatre concepts interdépendants : humanisme horizontal, anthropocentrisme, individualisme et androcentrisme.

L’humanisme horizontal, c’est l’homme privé de cieux. Les formes les plus anciennes de notre anthropologie reconnaissaient en l’homme une structure ternaire : corps, âme rationnelle et intellect spirituel qui rendait l’homme capable du divin, dans la tradition néoplatonicienne (voir ici un article de Michel Fromaget sur ce type d’anthropologie ternaire) ; corps, esprit et « cœur » comme siège de l’unité de la personne, et lieu de la relation à Dieu, pour la tradition biblique. Dans la spiritualité traditionnelle de l’Orient hindou, l’Anahata tient une fonction similaire de centre de l’unité de la personne. La modernité occidentale au contraire réduit l’être humain à une dualité fondamentale – corps matériel et âme rationnelle. Le « cœur » est alors assimilé au sentimental, à l’émotionnel, bref, à l’inessentiel. Pour M.-M. Egger, cette mutilation occulte ce qui, en l’homme, est le lieu du lien avec le sacré et le divin – si bien que « l’individu prométhéen, assoiffé de pouvoir sur la nature, a pris le pas sur la personne, consciente de sa vocation de « pont » entre les cieux et la terre. » (ibid. p. 53).

Anthropocentrisme exacerbé. Une fois Dieu relégué dans les cieux, et le cosmos réduit à sa dimension « naturelle » (c’est-à-dire non-divine ou a-thée), « l’homme en est venu à se considérer comme le seul être doué d’un « esprit ». Ce statut lui a donné tous les droits et lui a conféré une suprématie aussi inaliénable qu’aliénante. » (Ibid. p. 53). L’héritage du protestantisme, qui insiste sur le rapport direct et individuel de l’homme à Dieu, a radicalement exclu de sa théologie tout ce qui, dans la religion chrétienne, pouvait être assimilé à des formes de polythéisme païen – comme le culte des saints et des anges, les sources miraculeuses, la théologie orientale des « énergies divines », ou encore l’idée d’un salut cosmique très présent dans la théologie des premiers Pères de l’Eglise. La suppression des médiations sacrées, essentiellement polymorphes, entre l’homme et Dieu, met littéralement à nu le monde naturel : l’homme est désormais à proprement parler le seul être spirituel sur une terre désacralisée, et la nature est l’instrument matériel de son bonheur terrestre, soumise à la domination de ce dernier (selon le commandement divin de Genèse 1, 28). Sur cette base, l’athéisme moderne n’aura qu’à nier Dieu pour consacrer le culte d’un homme devenu mesure de lui-même aussi bien que de toutes choses, unique sujet de droits, et propriétaire de la nature, au moins en tant qu’espèce sinon individuellement.

Individualisme. Ainsi dé-naturé et coupé du divin, l’homme est privé de la dimension fondamentalement relationnelle de son être : il n’est plus un « être à la fois unique et en communion avec Dieu, le cosmos et les autres » mais « une monade condamnée à la solitude, seul sujet dans un monde d’objets, unique vivant dans un cosmos inerte. » (ibid. p. 54-55) La nature devient alors un stock de ressources à exploiter pour la réalisation individuelle des hommes, et la très ambiguë prospérité économique de leurs sociétés.

Androcentrisme. Cet idéal de l’homme prométhéen, seul être doué d’un esprit de plus en plus assimilé à la seule raison instrumentale, coupé de sa dimension relationnelle au profit d’un idéal d’autonomie individuelle fondée sur la domination d’un monde d’objets, possède des résonnances fondamentalement masculines – s’il est vrai que l’homme masculin est caractérisé par une rationalité volontiers plus cloisonnante et objectivante que la femme (Edith Stein), et porté vers une réalisation individuelle acquise par séparation et différenciation (Carol Gilligan). Cette hégémonie d’un principe masculin mal compris consacre la primauté de l’action (transformatrice et démiurgique) sur la contemplation, de l’agir sur l’être.

Ce dualisme masculin/féminin, explicitement hiérarchisé, se superpose à ceux que nous avons énumérés ci-dessus, pour jouer à plein dans le mécanisme de domination de la nature par la technoscience – la rationalité agissante étant assimilée au masculin, la naturalité passive au féminin. Voir plus haut le §3, « le féminin et la terre ».

  • Un réductionnisme de la connaissance

L’existence d’un « paradigme dualiste » dans la rationalité de l’Occident moderne signale un point qui n’est que très peu pris en compte dans les analyses de la crise écologique et de ses racines. Cette dernière est la plupart du temps interprétée au moyen d’une grille de lecture éthique – impératif moral du respect de la nature, de la responsabilité vis-à-vis des générations futures, etc. L’« éthique du care », parfois remodelée en « éthique de la vulnérabilité », est ainsi de plus en plus appliquée à l’environnement – un effort consacré en France par l’institution universitaire (voir ici et ). Plus encore, cette grille de lecture est souvent simplement utilitaire et centrée sur le rapport moyens-fins – si la croissance doit pouvoir continuer dans de bonnes conditions, il faut prendre les moyens nécessaires pour rendre notre développement « durable » (voir ici un point de vue critique sur cette notion). Or l’enjeu n’est pas de verdir la croissance et ses moyens (voir aussi ici), et dépasse même la question d’une « moralisation » de notre rapport à la nature. La question de notre rapport à la nature engage, bien plus profondément, notre façon de percevoir et de comprendre la réalité – elle possède en profondeur une dimension épistémologique et cognitive (op. cit. p. 57). Que prétendons-nous savoir de la nature ? Quel regard portons-nous sur elle ?

  1. Primauté de la raison instrumentale. Le point fondamental est la consécration de la primauté de l’intelligence rationnelle ou « calculatrice » de l’homme, qui, du statut purement instrumental qui lui était dévolu, passe désormais au premier plan et occulte ce que l’on peut appeler l’intelligence sapientielle ou sagesse contemplative de l’homme. Car l’intelligence sapientielle ne se limite pas à faire usage d’une rationalité instrumentale : elle mobilise le cœur même de l’homme, siège de l’unité de son être et lieu de sa relation la plus profonde avec la réalité. Cette intelligence sapientielle permet à l’homme de connaître la réalité d’une manière qui transcende les limites de son ego et de sa rationalité propre : elle est la source non pas d’une connaissance rationnelle dite « objective », mais d’une communion avec la dimension intérieure des êtres – de l’autre homme comme de la nature ou du divin, dans une conscience profonde de l’unité ontologique du réel. Le langage de cette « intelligence sapientielle » est celui de la symbolique (des symboles mythologiques au Symbole de Nicée-Constantinople), au sens où le symbolon est ce qui réunit en soi deux dimensions de l’être.

L’exaltation de la rationalité instrumentale consacre l’indépendance de l’intellect rationnel vis-à-vis du cœur, désormais assimilé au « sentiment », à l’ « affectivité », donc source de « subjectivité » et de perturbations de la logique rationnelle. La dégradation de l’activité rationnelle est inéluctable, dès lors que la raison se trouve isolée des autres dimensions de l’être (le cœur, les émotions, le corps, la nature à laquelle corps et esprit sont liés), dans une orgueilleuse et dérisoire autonomie. « Avec le rationalisme, toute la connaissance semble réduite à une seule fonction (mentale et rationnelle) au détriment des autres (intuitive, sensorielle, imaginaire, symbolique, spirituelle). L’effroi sacré d’un Pascal devant « le silence éternel des espaces infinis », l’émerveillement face aux splendeurs de la création, le sentiment d’une présence au sein de la nature, toutes ces expériences ne relèvent plus que de la pure subjectivité et de l’émotion. Elle participent d’une sensibilité poétique – à la manière des romantiques – ou d’une mentalité primitive caractéristique de certaines ethnies ou de l’enfance. » (Ibid. p. 58)

  1. Une pensée qui divise et décompose. Ce mode de pensée rationaliste, caractérisé par une logique binaire, une approche par réduction et segmentation, et une organisation du savoir compartimentée en disciplines, interdit d’aborder avec justesse les questions les plus fondamentales posées par la crise écologique (Ibid. p. 59).

Logique binaire. La question du statut du vivant par exemple, que nous évoquions ci-dessus, est de celle qu’une logique « binaire » ne peut trancher : ou bien tout être vivant doit être respecté comme porteur d’une dimension transcendante, et c’est le règne des vaches sacrées et du végétalisme ; ou bien la nature toute entière est au service de l’homme et de ses sociétés, et c’est l’ère de l’exploitation illimitée d’une nature-objet, réduite à un statut purement matériel. Il en résulte l’anéantissement de la complexité du réel, et de la dimension de mystère qui l’habite – caractérisée par le paradoxe.

Réduction et segmentation. La pensée occidentale analyse et décompose, comme si l’on pouvait rendre compte d’une réalité en expliquant chacun des éléments dont elle est constituée. Cette approche excessivement analytique ruine toute appréhension holiste de l’homme et de la nature comme complexes relationnels, caractérisés par l’interdépendance. Elle interdit en outre de percevoir le sens global d’une réalité et la dimension qui transcende en elle la matière. Expliquer l’animal en disséquant ses organes, la spiritualité de l’homme en analysant les réactions de ses neurones, le monde et la nature en examinant la composition des sols et la structure ADN des végétaux, c’est prétendre donner le sens de la cathédrale en expliquant de quel matériau en sont les pierres, abstraction faite de son principe d’unité.

Cette approche par segmentation se reflète encore dans la structure du savoir, compartimentée en disciplines universitaires étanches les unes aux autres : sciences humaines d’une part, neurologie et biochimie moléculaire de l’autre, écologie (comme science de l’écosystème) ailleurs encore… Or la crise écologique reflète une crise globale de notre civilisation, dans laquelle convergent une pluralité de dimensions – biologique, écologique, économique, éthique, politique, épistémologique, etc. dont on ne peut saisir l’articulation et l’unité qu’en refusant leur cloisonnement. La croyance dans le pouvoir quasi-salvateur de la technoscience, censée apporter elle-même la solution aux problèmes écologiques qu’elle a créés, est emblématique de notre myopie et de notre incapacité collective à saisir l’interpénétration des dimensions que notre modernité sépare.

  • Disjonction faits/valeurs

L’autonomisation de la raison, séparée des autres dimensions de l’être, joue à plein dans la disjonction moderne entre faits et valeurs : ne compte pour la science que le domaine des faits objectifs (dans le domaine qui nous intéresse, par exemple, les chiffres objectifs de la croissance, du niveau de vie, de la dégradation environnementale, etc.), toute considération portant sur le sens de l’existence humaine, de la morale, de la relation homme-nature – bref, toute question authentiquement philosophique, étant rejetée dans le domaine subjectif et fluctuant des « valeurs ». Cette dichotomie faits/valeurs invalide radicalement les prétentions du discours philosophique, ou simplement éthique, à imposer des limites à la technoscience et aux pratiques économiques. Si toute science est un savoir par définition autonome, régi par ses règles propres, n’admettant comme unique référence que les « faits » (économiques, biologiques, sociologiques, etc.) reconnus comme étant de son ressort, alors le progrès de la « technoscience » ne saurait recevoir aucune limite, puisqu’elle n’admet pas l’interférence de « valeurs » morales (respect du vivant, modération, responsabilité, etc.) extérieures à son domaine propre de rationalité. La « valeur », étant par essence une appréciation subjective du prix à donner à telle ou telle réalité, telle ou telle attitude, elle ne peut s’autoriser d’aucune légitimité pour orienter les pratiques sociales. Un exemple frappant de la nullité de la « valeur » sur le plan strictement rationnel est fourni par le positivisme logique (forme extrême d’empirisme logique) d’Alfred Ayer, pour qui les concepts moraux sont de pseudo-concepts n’ajoutant strictement rien au contenu formel d’une proposition – ces prétendus concepts appartiendraient au registre de l’émotionnel, donc de l’inessentiel. La résolution de la crise écologique impliquerait donc en profondeur une révision du relativisme de notre modernité – relativisme épistémologique (caractère auto-référencé des savoirs) autant que moral (règne des « valeurs » subjectives).

Cette analyse critique (très sommaire) des paradigmes fondamentaux de notre modernité permettra, nous l’espérons, une interprétation de la crise du modèle économique occidental qui aille au-delà de considérations strictement fonctionnelles – car il ne s’agit pas uniquement d’un modèle économique : c’est tout un mode d’être de l’homme qui s’y trouve engagé, si bien qu’un auteur comme Christian Arnsperger parle d’une existence capitaliste pour désigner les fondements et implications anthropologiques de l’économie occidentale.

2. Une crise existentielle

Nous suivrons ici quelques-unes des intuitions formulées par Christian Arnsperger dans son ouvrage intitulé Critique de l’existence capitaliste  (voir aussi ici) : cet ouvrage a précisément pour objet l’épistémologie de la science économique qui nous intéresse, ainsi que les implications anthropologiques de la « croissance ». Nous distinguerons ici deux grands axes d’analyse : l’ « existence capitaliste » que dénonce Christian Arnsperger serait caractérisée par son inauthenticité existentielle d’une part [1], et par son fonctionnalisme d’autre part [2].

  • L’inauthenticité de l’existence capitaliste
  1. Les thèses fondamentales. Au fondement de la critique du capitalisme par Arnsperger se trouvent un petit nombre de thèses philosophiques fondamentales. Un système socio-économique se présente, dans sa pensée, comme une réalité intersubjective complexe tenant pour l’homme le rôle d’une sorte de « seconde nature ». Cette seconde nature construite ne comporte pas seulement des éléments économiques et politiques au sens technique de ces termes : elle implique encore tout un système de représentations sociales et de gestion collective des désirs et des peurs de l’homme – en bref, toute une manière d’être au monde qui se trouve intrinsèquement liée avec tel système socio-économique. La fonction de toute société humaine est d’organiser collectivement l’attitude existentielle de l’homme face à ce que Christian Arnsperger nomme sa « double finitude essentielle » : autrui (je ne suis pas seul au monde), et la mort (ma vie dans ce monde n’est pas éternelle).

Une organisation sociale sera dite authentique dans la mesure où elle répond aux besoins de l’homme confronté à cette double finitude, c’est-à-dire dans la mesure où elle fournit aux hommes les moyens matériels et spirituels d’une co-existence harmonieuse et d’une appréhension sereine de la mort à venir, dans la pleine acceptation de cette double finitude. La société authentique donne à l’homme les moyens de se construire comme être de relation, et comme mortel. Par opposition, une organisation sociale sera dite inauthentique lorsqu’elle est une occultation de la dépendance, et une fuite devant la mort.

  1. L’inauthenticité ou le « divertissement »

Or il se trouve précisément que l’idéologie capitaliste manque de cet ancrage existentiel propre à toute société authentique : incapable de proposer une réponse aux questions existentielles de l’homme, elle les occulte au contraire. En tant que système de gestion collective des désirs et des peurs de l’homme, le capitalisme occidental est un système de divertissement au sens pascalien du terme : distrait de son destin mortel par une course effrénée à la consommation jouissive, l’homme se trouve engagé dans une fuite en avant qui occulte la question de sa finitude et de sa mort. L’idéal proposé par la société est exclusivement celui d’une réussite professionnelle et économique, à laquelle les préoccupations familiales elles-mêmes se trouvent subordonnées (voir ici) ainsi que tout le reste : l’idéal de la prospérité matérielle opère comme un consensus social minimum permettant à la société de se développer tout en réservant les questions véritablement fondamentales à l’appréciation subjective de la personne privée. Qu’on se le dise : les questions existentielles, c’est pour le soir et le week-end ! Et encore : la société de consommation (que nous analysions ici) est riche en ressources de tous genres pour les loisirs de ses consommateurs, et jusqu’à leur vie privée la plus intime – même la tendresse platonique se vend, à défaut d’amour. A toute question sa suppression, par la consommation et par l’argent. Arnsperger parle ici de « colmatage » de la « brèche existentielle », de remplissage ou encore de gavage – politique de l’autruche à l’échelle collective. Cette fuite devant la finitude mortelle n’est ni un vain mot, ni une métaphore : alors que l’agriculture productiviste prétend éloigner à jamais le spectre du manque, à grands renforts de manipulations génétiques et d’intoxication chimique des sols, les progrès de « La Science » nous font envisager un décès de plus en plus tardif – selon certains, même la mort pourrait être éradiquée par la technique dans un futur pas si lointain.

Mais ce n’est pas seulement la mort que refuse la société capitaliste, c’est encore la dépendance vis-à-vis d’autrui, le lien social, la solidarité qu’elle refuse : l’individualisme de la société occidentale, avec son idéal de croissance économique indéfinie, donne une finitude illusoire à certains au détriment des autres. Et Marx n’avait peut-être pas tort sur toute la ligne dans ses descriptions du pouvoir de l’argent, grande force de dissolution universelle, au sein de la société bourgeoise capitaliste. La GPA en est l’illustration emblématique.

Le capitalisme se déploie ainsi dans une inadéquation existentielle, il est en cela une aliénation au deux sens de ce terme : l’homme se vend, et devient étranger à sa propre destinée humaine. Cet état de fait, cette infrastructure socio-économique, engendre au niveau superstructurel ce que Christian Arnsperger appelle une « rationalité factice » qui se prend pour « la » rationalité, et qui se caractérise principalement par son utilitarisme dégradé. Gunther Anders le souligne dans L’Obsolescence de l’homme : le monde actuel est devenu un système de moyens (économiques), où les fins mêmes (l’épanouissement intégral de l’homme) sont subordonnées à ce qui ne devrait être qu’un moyen (la prospérité économique). Remarquons toutefois que cette caractéristique de la société actuelle n’est pas propre au « capitalisme », mais plutôt à l’ « idéologie économique » au sens de Louis Dumont. Toutes les réalités, matérielles aussi bien que spirituelles, deviennent des fonctions de l’économie.

  • Le fonctionnalisme, défaut essentiel de l’existence capitaliste

Ce fonctionnalisme est précisément, selon Arnsperger, le défaut essentiel de l’ « existence capitaliste ». Il existe pour l’homme deux types de « moyens » pour atteindre son accomplissement : les moyens matériels, comme la nourriture, l’argent, les outils techniques, permettent à l’homme d’optimiser les conditions de sa vie matérielle (santé, richesse, confort, etc.) ; les moyens spirituels, comme le mythe, la tradition religieuse, la pensée philosophique, permettent à l’homme de donner un sens à son existence parmi les autres, et d’affronter sereinement sa « double finitude ». Or le capitalisme fait jouer aux moyens matériels (l’argent, le confort, la consommation ad nauseam, la prospérité économique etc. ) le rôle de moyens spirituels : « La société capitaliste égalitaire (…) fait comme si les moyens matériels pouvaient être, en même temps, des moyens symboliques permettant à chacun d’être reconnu par les autres en les dominant ou en éveillant leur jalousie, et des moyens spirituels permettant à chacun d’accepter en profondeur sa finitude existentielle. C’est à cause de cette illusion que la société capitaliste égalitaire, même si elle respecte in abstracto notre idéal d’égalité, n’est pas capable de passer du modèle à la réalisation. »

Sur le plan du principe, il faut donc encourager tout ce qui permettra de redifférencier les moyens spirituels par rapport aux moyens matériels, c’est-à-dire d’abandonner l’illusion que la richesse matérielle est un moyen de sécurité existentielle. Si chacun de nous espère utiliser sa richesse matérielle pour colmater individuellement ses brèches existentielles, nous serons propulsés collectivement dans une dynamique sans fin d’expansion, et par conséquent de renforcement des mécanismes qui nous angoissent au plan individuel ; la concurrence, la comparaison avec autrui, le désir sans cesse attisé par la consommation, voire la pollution et la généralisation des « effets externes » indésirables d’une activité matérielle devenue folle…

Contre ce système capitaliste, Arnsperger met en avant quatre notions fondamentales : finitude partagée – renoncement – dépendance – sollicitude, seuls piliers qui, selon lui, peuvent permettre la construction d’une société équilibrée.

3. Rupture de transmission

Ce fonctionnalisme de la société occidentale, caractérisé par une profonde perte de repères sur le plan spirituel, est en lien très étroit avec la rupture de la transmission : l’analyse en profondeur de ce lien a l’un des premiers jalons de notre cycle 2014. Nous vous renvoyons à ce texte, qu’il faudrait citer ici dans son intégralité.

Le lien (religio) de la tranmission ayant été rompu aussi bien au plan vertical (transmission intergénérationnelle et ancrage dans le sacré) qu’au plan horizontal (lien social), l’homme ne se reçoit plus mais il se fait, il est le produit de sa volonté propre. Cette dimension auto-poiétique de notre modernité s’exprime dans la constante volonté de transformation de soi et de la nature qui anime aussi bien l’économie (la croissance) que les NBIC (l’homme-augmenté). Elle culmine dans le projet transhumaniste, où l’homme devient littéralement son propre produit, et n’a d’autre référence que sa propre volonté, d’autre limite que son propre désir d’illimitation. Ce qu’on appelle la « crise écologique » n’est donc pas un problème isolé, mais fait partie intégrante d’un immense archipel dont l’unité réside dans le projet de transformation/augmentation de soi-même, donc de la nature qui est constitutive de ce « soi-même ». A un système de problèmes étroitement noués les uns aux autres, on ne saurait répondre par une mesure technique isolée. La suite de ce travail tentera d’esquisser le réseau des solutions à imaginer.

 

Retrouvez la première partie du texte Femmes, écologie et transmission ici.

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