Eco-logie ou la logique de l’oikos

[version courte]

Dans le cadre de notre année consacrée à Femmes et transmission, en 2014, voici la version courte de notre réflexion sur « Femmes, écologie et transmission ».

Télécharger le pdf complet : Réflexion des Antigones – Femmes, écologie et transmission

Consulter la première, la deuxième, la troisième partie de notre réflexion, et/ou nos conclusions

 

Le caractère non-viable de notre système économique étant devenu évident, l’écologie est l’enjeu essentiel de notre temps : comment préserver le monde que nous transmettrons à nos enfants ? Or, cette question ne peut être résolue en ne considérant que les facteurs économiques visibles – elle demande une analyse globale de la crise que nous traversons, proposée ici à partir d’un point de vue de femmes.

Cet article est le résultat d’un travail d’auto-formation mené dans le cadre de notre année 2014 consacrée aux Femmes et à la Transmission que vous pouvez retrouver dans son intégralité ici et ici.

I. Les femmes et l’écologie

1. Les femmes particulièrement concernées ?

En première ligne quant à l’impact quotidien des produits de grande consommation, les femmes sont la cible des industries cosmétiques et consort et les clientes privilégiées de la techno-médecine, dont les hormones de synthèse soignent, au choix, fertilité ou ménopause ; cuisiner sainement pour ses proches est un parcours du combattant, et le maintien de produits ménagers hautement toxiques dans le commerce a de quoi scandaliser quand les alternatives sont si simples ; l’impact des vêtements synthétiques n’est pas négligeable, ni la toxicité des biberons et jouets pour enfants.

Mais il y a plus que ces éléments factuels : on remarque une homologie entre la façon dont notre société traite la nature et ses ressources d’une part, le corps des femmes et ses fruits d’autre part. Trois problèmes concrets serviront de base à l’appréhension de ces enjeux.

2. Monsanto, TAFTA et Mille-vaches : des problèmes « écologiques » ?

  • Du marché des semences aux ovules surgelés

La fécondité de la terre n’est pas libre : 75 % du marché de semences est contrôlé par 10 multinationales, dont 6 possèdent 75 % des budgets privés de recherche sur les croisements végétaux, 100 % du marché des OGM, et 75% du marché des pesticides – dans une agriculture productiviste, point de semences sans pesticides. Les sols guadeloupéens en ont connu les effets secondaires, stérilisés pour 100 ou 200 ans suite à l’utilisation du chlordécone.

Si la fécondité de la terre est contrôlée par les firmes agrochimiques, celle du corps féminin est passée sous silence par la technique médicale, au bénéfice des laboratoires. Pourquoi préférer l’ingestion d’une pilule pharmaceutique à une régulation naturelle des naissances dont les mécanismes sont parfaitement connus ? La première seule intéresse les marchés. La mise au pas du corps féminin rend les femmes disponibles dans le monde du travail – au point que Facebook et Apple proposent à leurs salariées la vitrification de leurs ovocytes.

  • A propos des OGM, de la PMA et de quelques autres sigles

Les débats autour du TAFTA ont remis les OGM sur le devant de la scène : le traité remettrait en cause la réglementation européenne en la matière. Or le génie génétique mis en œuvre dans la production d’OGM évoque la biotechnologie des FIV et PMA. Jürgen Habermas parle d’une marche vers l’ « eugénisme libéral », tant la technique offre de possibilités à la sélection génétique des embryons.

  • Michel Ramery et la GPA

1000 vaches à lait et 750 veaux, et 7m² par animal : tel est le projet de M. Ramery. C’est pour leur lait, mais aussi pour leurs bouses que ces vaches intéressent : un méthaniseur transformera en électricité le biogaz obtenu par la fermentation des bouses – procédé vendu comme écologique, sans compter les rejets d’azote.

Si la vie animale est ainsi traitée, qu’en est-il de la vie humaine ? L’usine à bébés semble tenir du fantasme… pourtant, les cliniques indiennes spécialisées dans le marché de la GPA en sont proches. Le lien entre GPA et élevage intensif est réel, les techniques de superovulation pratiquées lors des « dons d’ovules » étant reprises de l’élevage animalier.

Ces parallèles entre l’exploitation de la nature et celle du corps féminin révèlent une logique d’ensemble.

3. Le féminin et la terre

L’homologie femme-terre est un héritage symbolique qui peut jouer en faveur d’une valorisation du féminin, ou d’une dévaluation lorsque domine un dualisme matière/esprit fait d’une domination univoque de l’un sur l’autre.

Chez Francis Bacon, la nature est  « l’équivalent d’une femme à « assujettir », « contraindre » ou « dominer ». Au point d’en faire une « esclave », de vouloir la « pénétrer » et la « violer » jusque dans ses moindres « coins et recoins » pour lui arracher ses secrets. […] La culture patriarcale […] a défini les femmes comme inférieures (car proches de la nature) et les hommes comme supérieurs (car liés à la culture). Autrement dit, les femmes seraient naturellement plus proches du corps, de la matière, de la terre voir du sexe (plaisir et procréation) – toutes choses vues comme des faiblesses. L’homme, au contraire, serait du côté de l’esprit et de la raison. » (La Terre comme soi-même. Repères pour une éco-spiritualité, éd. Labor et Fides, 2012, p. 55-56.)

Ce dualisme n’est pas isolé : il correspond aux caractéristiques de la rationalité moderne.

 

 

II. Une crise de civilisation

1. Critique de la rationalité occidentale

La crise écologique est la plupart du temps interprétée en termes éthiques – respect de la nature, responsabilité, etc. Plus encore, la grille de lecture est souvent simplement utilitaire : si la croissance doit continuer, il faut prendre les moyens pour rendre notre développement « durable ». Or l’enjeu dépasse une simple « moralisation » : il s’agit de notre façon de percevoir et de comprendre la réalité.

  • Un homme mutilé dans un monde sans gloire

Depuis que l’Occident a séparé la « nature » inférieure de la « surnature », le mystère a déserté le monde naturel, désormais sans gloire propre. Les lois qui le régissent sont mathématiques et mécaniques – le monde tourne comme une horloge sans âme, si bien que l’homme se considère comme le seul être doué d’un esprit, unique sujet de droits, propriétaire de la nature. Ainsi dé-naturé et coupé du divin, l’homme perd sa dimension relationnelle : il est un « individu » face à un monde d’objets.

Cette hégémonie d’un principe masculin mal compris – s’il est vrai que l’homme tendrait à avoir une rationalité plus cloisonnante et objectivante que la femme (Edith Stein), et serait porté vers une réalisation individuelle par séparation et différenciation – consacre la primauté de l’action transformatrice, donc de la rationalité instrumentale.

  • Un réductionnisme de la connaissance

L’exaltation de la rationalité instrumentale consacre l’indépendance de la raison vis-à-vis du cœur : jadis siège de la sagesse, source d’unité et de communion avec l’intériorité des êtres, le cœur est désormais assimilé au sentiment, source de subjectivité et de perturbations de la raison. Ce mode de pensée, caractérisé par une logique binaire, une approche par réduction et segmentation, et une organisation du savoir compartimentée en disciplines, interdit d’aborder avec justesse les questions écologiques. Le statut du vivant par exemple, est de celles qu’une logique « binaire » ne peut trancher : ou bien tout être vivant doit être respecté comme porteur d’une dimension transcendante, et c’est le règne des vaches sacrées et du végétalisme ; ou bien la nature toute entière est au service de l’homme, et c’est l’ère de l’exploitation illimitée de la nature-objet. Il en résulte l’anéantissement de la complexité du réel, et de la dimension de mystère qui l’habite, caractérisée par le paradoxe.

La pensée occidentale analyse et décompose, prétendant rendre compte d’une réalité par ses éléments – or on ne peut donner le sens de la cathédrale en expliquant de quel matériau en sont les pierres.

Le savoir est compartimenté en disciplines, cloisonnement renforcé par la disjonction entre faits (scientifiques et objectifs) et valeurs (émotionnelles et subjectives) : si toute science est un savoir autonome, n’admettant comme unique référence que les « faits » (économiques, biologiques, sociologiques, etc.) reconnus comme étant de son ressort, alors le progrès de la technoscience ne saurait recevoir aucune limite, puisqu’elle n’admet pas l’interférence de valeurs morales extérieures. La résolution de la crise écologique implique donc une révision du relativisme de notre modernité – relativisme épistémologique (caractère auto-référencé des savoirs) autant que moral (règne des « valeurs » subjectives).

2. Une crise existentielle

L’idéologie capitaliste, fondée sur cette rationalité dégradée, manque de l’ancrage existentiel propre à une société authentique : incapable de répondre aux questions existentielles de l’homme (qui relèvent des valeurs privées), elle les occulte. Distrait de son destin mortel par la course à la consommation, l’homme est engagé dans une fuite en avant qui occulte la question de sa finitude et de sa mort – à toute question sa suppression, par la consommation et par l’argent.

C’est non seulement la mort, mais encore la dépendance vis-à-vis d’autrui qui est refusée : l’argent et la croissance indéfinie donnent à certains une non-finitude illusoire au détriment des autres – la GPA en est l’illustration emblématique.

Cet état de fait engendre une « rationalité factice », caractérisée par son utilitarisme. Toutes les réalités, matérielles et spirituelles, deviennent des fonctions de l’économie. Le capitalisme fait jouer aux moyens matériels le rôle de moyens spirituels, d’où sa fuite en avant.

3. Rupture de transmission

Ce fonctionnalisme, caractérisé par la perte des repères spirituels, est en lien étroit avec la rupture de la transmission, aussi bien au plan vertical (transmission intergénérationnelle et ancrage dans le sacré) qu’au plan horizontal (lien social) : l’homme ne se reçoit plus, il est le produit de sa volonté propre. Cette dimension auto-poiétique s’exprime dans la volonté de transformation de soi et de la nature qui anime l’économie et culmine dans le projet transhumaniste, où l’homme devient son propre produit,  sans autre référence que sa propre volonté, autre limite que son désir d’illimitation.

Ce qu’on appelle « crise écologique » fait partie d’un complexe dont l’unité réside dans une étrange association d’orgueil spiritualiste et de matérialisme, projet prométhéen de transformation de la nature et de l’homme par la technique, censée permettre à l’homme de dépasser ses limites charnelles en vue de la jouissance matérielle.

 

En guise de conclusion

Toutes les solutions « écologiques » existent déjà. Mais elles ne seront que des expédients, sans un renouvellement d’ensemble de la vie en communauté à même de réconcilier économie et écologie.

Ces deux mots partagent la même racine : l’oikos, ou la maisonnée. L’oikos, lieu de la production économique, est l’espace où se nouent les relations sociales primaires, et où grandissent les adultes de demain. L’oikonomia, c’est l’art de gérer les ressources nécessaires à la maisonnée et, par extension, à l’ensemble de la société ; l’écologie, c’est l’art d’habiter le monde, qui est notre Maison, et dont nous sommes les hôtes éphémères. Dans une maisonnée, on n’est jamais un individu isolé – on y est d’emblée père ou mère, frère ou sœur, oncle ou grand’mère : l’homme de l’oikos est un nœud de relations. Dans la maisonnée, nul n’est éternel – naissance et mort y sont irréductibles. Dans la maisonnée, les choses mêmes – les murs de la maison, le champ où pousse le blé ou les livres de la bibliothèque – ne sont pas des objets inertes, elles participent à la vie de la famille, à l’ancrage de l’homme et à son ouverture au monde. La maisonnée est charnelle et limitée.

La révolution écologique véritable, c’est réinventer un monde où hommes et choses coexisteraient dans une unité organique, où tout individu pourrait trouver sens au sein de la communauté, où les choses du monde et les êtres vivants qui le peuplent ne seraient pas que des ressources à consommer, mais porteraient en eux-mêmes leur sens. La fin de la vie sociale n’y serait pas l’accumulation d’une « richesse » illusoire, mais l’épanouissement de l’être – celui de l’homme aussi bien que celui de la nature.

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