Transmission & éducation, La mère, le père, l’enseignant

Xavier ALONSO, psychologue clinicien, a exposé pour nous les recherches de sa profession sur le rôle de la mère, du père et de l’enseignant dans l’éducation lors d’une conférence faite aux Antigones Paris en 2014. Voici donc une tribune libre qu’il a écrite pour résumer pour nous les grandes lignes de sa conférence. 

La relation mère-enfant

Vue de l’Asie

Dans un des textes sanskrits les plus anciens de l’Inde, le Mânava Dharma Câstra – ou Lois de Manou, figure un verset qui dit « Le père est cent fois plus vénérable que le précepteur, la mère est mille fois plus vénérable que le père ». Cette petite phrase, issue de l’un des textes sources de la civilisation indienne, résume à elle seule le trait culturel fondamental de ce qu’on appelle la « culture orientale » ou « l’Asie ». C’est-à-dire le trait culturel des trois quarts de la population mondiale. Ce verset vient signifier que, lorsqu’il s’agit de construire un être humain, de lui transmettre – ou de l’éduquer à – sa condition d’humain, la mère joue un rôle mille fois plus important que le père, et que le père joue un rôle cent fois plus important que le précepteur ou l’enseignant. Lorsqu’on sait qu’« enseignant » en Inde se dit « gourou », et que l’on sait la vénération qu’on lui porte, cela nous donne une idée du niveau de sacralité auquel la mère et le père ont été portés pendant des siècles et des millénaires.

Il est d’usage en Inde de se prosterner devant la femme enceinte. Le sentiment que la puissance créatrice de la vie, puissance sacrée, est présente en chaque femme est très largement répandu : il est en effet commun de nommer toute femme Mataji  ou Amma, terme respectueux qui signifie mère. Si l’appellatif en question est le plus souvent donné à des femmes d’âge mûr qui sont probablement effectivement mères, il peut également être donné à de jeunes filles, voire même à des enfants. La maternité évoquée fait ainsi à la fois écho au pouvoir de fertilité et de fécondité de la femme, mais aussi, et surtout, au fait qu’elles sont le reflet de l’énergie créatrice fondamentale, ce qu’on appelle la Shakti, ou mère divine. L’honneur porté à la mère a un ancrage traditionnel si fort que lorsqu’un homme, même quinquagénaire, souhaite se retirer à une vie monastique, il ne peut en aucun cas le faire sans l’accord et la bénédiction de sa mère.

Si l’on menait une enquête sur les dires de la sagesse populaire ou de la littérature universelle qui pointent l’importance majeure de la mère pour la construction de chaque être humain, suivie de l’importance du rôle du père, puis de l’enseignant, nous trouverions une somme colossale de références qui viendraient nous dire que, en réalité, cette connaissance fait partie du patrimoine de l’humanité.

Ce qu’en dit la science

Que se passe t-il lorsque l’embryon d’un petit Cédric prend corps dans l’utérus d’Anne Dupont ? En 1977, le Dr Michio KUSHI, spécialiste japonais des méthodes de santé traditionnelles, très respecté mondialement et ayant publié de nombreux ouvrages, a donné son point de vue : « Il se passe la même chose qui s’est produite dans la planète terre il y a trois milliards d’années lorsque la première forme de vie au stade le plus primitif prit corps sur notre planète. Pendant les neuf mois de la grossesse, ce petit embryon va augmenter trois milliards de fois son poids initial, et va reproduire le processus évolutif de la phase océanique de la vie sur terre. La vitesse moyenne de croissance étant de dix millions de fois – et d’années biologiques – pour chaque 24 heures. L’accouchement représente l’événement qui, il y a à peu près 400 millions d’années, secoua la planète, lorsque des séismes ont fait échouer les animaux marins sur terre, et ils ont dû s’y adapter. »

La science actuelle ne cesse de découvrir à quel point pendant la grossesse d’Anne, l’ingestion de toute substance non convenable est susceptible de conditionner l’évolution de notre futur Cédric. Les précautions et les contre-indications pour les femmes enceintes se multiplient et se généralisent au fur et à mesure que les connaissances avancent. De même, la clinique médico-psychologique de l’enfance a cumulé et corroboré les connaissances traditionnelles quant à l’impact du vécu psychique de la femme pendant la grossesse et la période postnatale sur l’univers émotionnel du futur adulte. Trop souvent pour que les professionnels puissent l’ignorer, l’enfant nous dévoile au cours de son développement qu’il porte une mémoire de ce que la mère a vécu dans ces périodes.

De ce point de vue, on pourrait dire que si l’être humain appartient à la terre, notre petit Cédric appartient à la planète Anne Dupont ! Mais il est vrai que Monsieur Dupont, idéalement, a eu un rôle important pendant la grossesse d’Anne, qu’il a été très présent dans son cœur et son esprit, et que notre petit Cédric a senti à quel point sa présence et son amour étaient importants pour Anne… Bref, Monsieur Dupont avait déjà un « millième de rôle » dans l’affaire, mais ô combien important ! Le vrai rôle éducatif du père grandit progressivement, pour devenir clé à l’adolescence et à la jeunesse ; il aura un rôle de passeur pour que la jeune personne sorte du « ventre familial » qui lui a permis de grandir physiquement et psychiquement jusqu’à sa majorité, et naître au monde nourri du regard paternel confiant et affirmant avec son autorité (comme disait l’autre) : « Yes, you can ! ».

L’approche psychanalytique

En Occident, depuis la fin du XIXe siècle, ce qu’on appelle la psychanalyse s’est intéressée de façon intense au processus de la construction de la psyché humaine. Et dans la deuxième moitié du XXe  siècle, en particulier au rôle que la mère, le père et le couple parental jouent dans cette construction. L’instruction scolaire vient après : la découverte du monde, et la transmission de connaissances qu’elle va mettre en place, si la méthode est bonne, pourra opérer comme un activateur du potentiel intellectuel et personnel qui s’est construit au sein de la famille. Ou au contraire, comme un « étouffeur de potentiel » si la méthode n’est pas au point…

En France, dans le secteur infanto-juvénile, la clinique médico-psychologique d’orientation psychanalytique a collecté une masse immense de matériel, de cas cliniques, qui a donné lieu à un grand nombre d’ouvrages, dans un langage – hélas ! – trop spécialisé, qui décrit comment ce processus s’opère. Par ailleurs, quelle que soit l’approche psychologique – psychanalytique, comportementaliste, cognitiviste – les conclusions restent les mêmes. Il s’agit donc non seulement d’une connaissance transmise de façon continue depuis la plus haute Antiquité, mais aussi une connaissance de bon sens universel, et d’une connaissance que la recherche clinique la plus pointue corrobore de façon massive et absolue tout au long des dernières décennies.

Le père, deuxième sur le podium éducatif, côté à un millième, et l’enseignant, arrivé en troisième position, n’ont pas à se sentir peinés ou disqualifiés, car dans la nature il y a des processus qui tout simplement ne peuvent pas avoir lieu sans l’intervention de certains éléments, fussent-ils à l’état de traces… Sans ce millième de père, pas d’être humain possible. Sans ce petit peu d’enseignant, pas de culture et de technique complexe, dernier vernis de notre construction collective comme espèce.

Paradoxalement, bien qu’il s’agisse d’une connaissance partagée par les professionnels du secteur médico-psychologique de l’enfance dans tout ce qu’il y a de plus rigoureux et reconnu, cette connaissance est peu diffusée dans des ouvrages généralistes dans un langage accessible aux professionnels de champs annexes – je pense notamment aux professionnels de l’enseignement – et moins encore auprès du grand public.

La découverte du processus de construction de la psyché humaine


Un peu d’histoire

En France, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, avec les mesures d’intérêt général prises par le Conseil National de la Résistance, il y a eu la mise en place de la Sécurité sociale, avec sa branche maladie et maternité, et avec sa branche famille, qui incluait la prise en compte du handicap. C’est dans ce climat de renouveau humaniste et de solidarité sociale que des médecins, des enseignants, des psychanalystes et d’autres corps de métier en rapport avec l’enfance ont souhaité fonder des structures pouvant tenter d’apporter des remèdes aux enfants en difficulté scolaire, et plus largement dans leur développement global. Ces structures, qui ont obtenu agrément et financement immédiat de la part des autorités de l’époque, se sont généralisées à tout le territoire national. Elles ont été appelées Centres Médico-Psycho-Pédagogiques (CMPP).

Les missions générales du CMPP

Le Centre Médico-Psycho-Pédagogique est un établissement accueillant des enfants et des adolescents sous forme ambulatoire. Les différents spécialistes constituant l’équipe pluridisciplinaire assurent une fonction d’accueil, d’écoute et de soins auprès des enfants et de leur famille, sous forme de consultation ambulatoire. Placée sous l’autorité d’un médecin directeur, l’équipe pluridisciplinaire se compose essentiellement de :

Chaque praticien s’efforce d’aménager pour l’enfant un espace de confidentialité, tout en tenant compte du besoin d’information, d’implication et de soutien des parents.

La mission du CMPP est ainsi de prendre en compte la souffrance de l’enfant et de faciliter les relations avec son environnement familial, scolaire et social, et ce dans un souci de prévention. Son action peut être primaire, intervenant au niveau de l’entourage familial ou social afin de prévenir l’apparition de troubles. Face à des difficultés avérées, elle est le plus souvent secondaire pour éviter une structuration sur un mode pathologique fixé, voire tertiaire, afin d’empêcher le passage à la chronicité et ses retombées sur l’entourage. Dans ce cadre, est essentiel le travail de liaison avec les partenaires extérieurs directement concernés par l’enfant (institutions et services de la santé, de l’éducation, de la justice, du secteur social, médecins, paramédicaux…). Il ne se fait, bien sûr, qu’avec l’accord des parents.

L’approche thérapeutique du CMPP

Ils effectuent tout d’abord une évaluation des difficultés, puis proposent un projet individuel personnalisé de prise en charge. Ce projet associe toujours les parents au suivi de leur enfant.

Pour ce qui est de l’approche théorique, la grande majorité des CMPP se réclame d’une pratique pédopsychiatrique d’orientation psychanalytique. Pour autant cela ne les empêche pas de prendre en compte les acquis récents de la médecine et de la physiologie comme de la psychologie et plus largement des sciences humaines.

Ainsi, à l’instar de nombreux spécialistes français et européens, les CMPP se reconnaissent volontiers dans un modèle plurifactoriel de la psychopathologie infantile, tel celui de Bernard Glose : un modèle croisant de façon interactive ce qui relève de l’endogène (dispositions somatiques, aptitudes, prédispositions génétiques) et le large éventail d’incidences exogènes (histoire personnelle de l’enfant, de sa famille, interactions précoces, facteurs environnementaux, sociaux, éducatifs, etc.), ces deux sphères interagissant et s’alimentant réciproquement en permanence.

Les CMPP revendiquent donc une approche multiple et complexe des difficultés psychopathologiques des enfants et des adolescents. Cette approche est la raison d’être de l’équipe pluridisciplinaire et elle s’oppose à des pratiques jugées plus sommaires, car essentiellement fondées sur l’éradication du symptôme sans prise en compte ni du sens, ni du contexte de celui-ci. Ainsi, les spécialistes exerçant dans les CMPP récusent les approches en termes de « troubles isolés » tels que les prennent en compte, par exemple, les rédacteurs anglo-saxons du DSM IV (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) ou les tenants des thérapies cognitivo-comportementales (TCC).

De même l’apport psychopédagogique demeure une activité importante dans nombre de centres, même si les tentations de repli de l’éducation nationale (difficultés budgétaires obligent) tendent parfois à les priver de professionnels précieux.

Pour donner un ordre d’idée, en 2001 l’ensemble des CMPP à eux seuls (470 centres actuellement) avait dispensé quelque 2 640 000 consultations et séances de traitement tandis que l’Association Nationale des CMPP (ANCMPP) estimait à environ 150 000 le nombre d’enfants suivis par ces centres sur l’ensemble du territoire. Les CMPP furent les pionniers de l’intervention auprès d’enfants et d’adolescents en difficulté, préfigurant les dispositifs ambulatoires extra hospitaliers de la psychiatrie publique (CMP – Centres Médico Psychologiques) nés postérieurement, à partir des années 1960, avec la sectorisation psychiatrique (intersecteurs de psychiatrie infanto-juvénile). Actuellement il y a 361 CMP en France. À ces centaines des dispositifs il faut ajouter les CAMSP (Centres d’Action Médico Sociale Précoce) destinées à la prévention des difficultés chez l’enfant qui œuvrent à la période périnatale et de la prime enfance (de 0 à 3 ou 6 ans). Et si on ajoute les autres dispositifs annexes, par exemple les SESSAD (Services d’Éducation Spéciale et de Soins à Domicile), on arrive à plus d’un millier des structures médico-psychologiques pluridisciplinaires pour l’aide aux difficultés chez l’enfant, dont les prestations ont toujours été, et demeurent, un service public totalement gratuit. Autant dire que nous sommes face à un dispositif Rolls-Royce sur-spécialisé unique au monde… et largement inconnu du public français lui-même !

L’enseignement des CMPP

Créés en 1949 et rapidement généralisés à tout le territoire avec financement de l’État (CPAM), ces centres « d’accueil, d’écoute et de soins » ont accueilli et écouté des millions d’histoires cliniques, rigoureusement consignées par écrit, sauvegardées sous confidentialité dans les Archives départementales, consultables par les intéressés uniquement, s’ils en font la demande. Des histoires cliniques, des histoires de vie, sur lesquelles les équipes pluridisciplinaires qui rencontrent l’enfant et sa famille ont à réfléchir ensemble (on appelle ces temps les réunions de synthèse) pour discerner quelle est la nature, toujours complexe et multifactorielle, de la difficulté de l’enfant. La phase diagnostique requiert à elle seule le plus souvent dix ou vingt heures de séances, puis, dans la rencontre avec l’enfant et la famille, les réponses adaptées s’esquissent, avec des ajustements « en temps réel » en fonction de l’évolution de l’enfant. Certaines problématiques sont très rapidement résolues en quelques consultations, d’autres nécessitent un accompagnement dans la durée qui peut s’étaler pendant plusieurs années.

Après vingt ans de fonctionnement, ce travail clinique a généré un volume d’articles, de congrès, et de bibliographie très important. La connaissance cumulée sur la construction psychologique de l’enfant et l’impact que cela a sur sa façon de – et sa capacité à – aborder les apprentissages scolaires, sa socialisation, et l’ensemble de sa vie, avait pris une telle ampleur et une telle consistance qu’une réalité s’est fait jour : il n’existait pas au monde une grille diagnostique adaptée qui permette aux professionnels de l’enfance de catégoriser les problématiques multifactorielles rencontrées, ni pour communiquer entre eux et avec le reste du corps médical. Ainsi les travaux pour construire la Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfance et de l’Adolescence (CFTMEA) ont eu lieu dans les années 1980, pour pallier les manques et lacunes des systèmes internationaux (CIM-10 Classification Internationale des Maladies) et américains (Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders) qui ne comportent que quelques petites rubriques sur la psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent. Elle ambitionne aussi de tenir compte des diversités et des particularités de chaque enfant et adolescent présentant des troubles et, en cela, elle s’oppose à une vision réductionniste du courant béhavioriste en vigueur dans les DSM et CIM.

La CFTMEA, petit manuel d’à peine 60 pages, est le reflet et le condensé de ce que l’observation de millions d’histoires cliniques, méthodiquement consignées et discutées en équipes pluridisciplinaires au cours des soixante dernières années par les équipes de spécialistes pluridisciplinaires médico-psychologiques et psycho-pédagogiques les plus pointues au monde, a permis d’obtenir. Et ses conclusions sont sans appel. La construction de la psyché et des potentialités de l’enfant est, avant tout, une résonance de la mère, de ce qu’elle a vécu pendant la grossesse et la prime enfance de l’enfant. 

Les faits sont têtus. On a observé qu’il y a des enfants en difficulté dont la mère a vécu dans la période périnatale des événements qui ont compromis la qualité du maternage. Et le nombre de ces enfants a été tel qu’il a fallu d’emblée que la CFTMEA, manuel de classification diagnostique, ouvre un chapitre intitulé Facteurs d’environnement. La psychose puerpérale, la dépression postnatale, la discontinuité des processus de soins maternels dans la première année, les troubles importants des relations précoces au cours des trois premières années, les carences affectives précoces, les carences socio-éducatives, etc., sont autant de facteurs que l’on a trouvés, et que l’on trouve encore et encore, présents et sous-jacents dans les pathologies et les difficultés qui apparaissent au cours du développement de l’enfant : difficultés de structuration de la personnalité, difficultés face aux apprentissages, difficultés d’intégration scolaire, etc., etc.

Naturellement, lorsqu’on parle d’« événements qui ont compromis la qualité du maternage », cela implique immédiatement l’entourage de la mère, c’est-à-dire le père, la relation entre les parents, les conditions matérielles et socioprofessionnelles de la famille, mais aussi l’histoire transgénérationnelle de cette mère et de ce père, et leur relation avec leur famille d’origine respective…  

Voici, pour échantillon, l’item 22  de la CFTMEA :  

Carences affectives, éducatives, sociales, culturelles

22.0  Carences affectives précoces
Classer ici les situations caractérisées par l’existence dans les trois premières années d’une carence de soins engendrant au plan affectif et relationnel un manque quantitatif, une insuffisance d’interaction entre l’enfant et sa mère.
La carence peut être intra-familiale ou extra-familiale, liée soit à un défaut de stimulation et d’apports affectifs de la mère ou de ses substituts, soit à l’absence ou à la défaillance d’un personnage maternel, soit encore à des expériences de séparation précoces et répétées de l’enfant d’avec la figure maternelle.

22.1  Carences affectives ultérieures
Classer ici les situations caractérisées par la pauvreté globale des apports sociaux, éducatifs ; culturels de l’entourage, la défaillance des modèles, les défauts d’encadrement, l’absence de projet.
Les situations à l’origine d’une carence éducative peuvent concerner tous les milieux ; lorsque celle-ci survient dans un milieu socio-économique et culturel très défavorisé, classer aussi en 25.8.

Éduquer: La vie humaine, un apprentissage

Du latin : Ex (hors de, depuis, à partir de), et duco (conduire, diriger). Conduire hors de quoi ?

Premier palier de la naissance psychique humaine 

La psychanalyse a formulé, dans ses termes, mais en parfait accord avec toutes les cultures traditionnelles, que l’humain fonctionne au départ selon ce qu’elle appelle « le principe de plaisir ». Il ne peut pas en être autrement, tout d’abord parce que notre petit Cédric au départ ne parvenait pas du tout à identifier la limite entre lui et sa maman, notre chère Anne. L’univers de l’enfant est d’abord un univers indifférencié de sensations et perceptions ; celles qui lui sont désagréables le submergent dramatiquement, celles qui lui sont agréables le submergent aussi dans un bonheur béat. La différence entre moi et l’autre advient peu à peu, c’est un apprentissage que la mère transmet progressivement à l’enfant. À un moment donné, l’enfant parvient à penser que sa conscience d’être est limitée dans son périmètre corporel. Il apprend à nommer cela moi. Et il apprend donc que l’autre existe. C’est le premier palier de la naissance psychique humaine. Sortir de l’informe vers la reconnaissance des formes séparées. Les professionnels appellent ce premier succès historique l’accès à la fondation identitaire : l’enfant sait qu’il existe, séparément.

Puis l’enfant devra découvrir que l’autre n’est pas toujours disponible à volonté… C’est l’accès à ce que la psychanalyse nomme « le principe de réalité ». Ce passage, cet ex-duco, cette conduite hors du principe de plaisir pour arriver au principe de réalité, c’est tout l’enjeu de l’éducation. Il prend du temps, beaucoup d’énergie, beaucoup de patience, beaucoup de répétition : « L’autre existe. Il n’y a pas que toi. Il faut en tenir compte ». À la façon, plus ou moins adroite dont ce processus a été conduit, et on n’est pas trop de deux pour le conduire, l’enfant va devenir capable d’écoute, d’attention, de concentration, de disponibilité psychique. Ou au contraire va rester sous l’emprise d’émotions et de pulsions qu’il n’aura pas appris à manier avec doigté, qui encombreront son mental, son psychisme, sa vie.

Deuxième palier de la naissance psychique humaine

Les professionnels du secteur de l’enfance et de l’adolescence, depuis de longues décennies, à travers des millions d’histoires cliniques, constatent que pour qu’il se produise une psyché vigoureuse, fonctionnelle, disponible, pertinente, efficace, imaginative, créative, avec de bonnes capacités d’analyse et de mémoire – et vous pouvez ajouter toutes les qualités que vous souhaitez – un deuxième palier de la naissance psychique humaine doit être franchi. Il s’agit aussi d’une sortie de l’informe vers une forme définie : c’est l’accès à l’identité sexuée. Une proportion infime, parmi des millions d’histoires cliniques, révèle sans la moindre ambiguïté que lorsque ce deuxième palier de la naissance psychique humaine n’est pas bien franchi, cela ne produit pas un humain heureux et opérationnel, avec une psyché souple et harmonieuse. Qui plus est, la clinique montre et démontre que, lorsque ce deuxième palier n’a pas pu être franchi, c’est parce que, en amont, le premier palier de la construction identitaire n’a pas été bien franchi. Ce qui suppose que l’« enveloppe maternelle » et le « ventre familial » n’ont pas été en mesure de bien remplir leur rôle dans l’enfance… Conclusion sans appel de la recherche clinique de vaste ampleur sur une large échelle et une large période : les failles identitaires sont la conséquence de carences affectives et socio-éducatives. Il s’agit d’enfants ou adolescents porteurs d’une souffrance psychologique importante, aux racines anciennes, difficile à résoudre, même dans leur vie d’adulte. Et qui auront peut-être du mal à supporter ceux qui eux auront réussi à prendre conscience de leur altérité.

La classification des troubles mentaux

Ainsi, la CFTMEA, manuel diagnostique de la psychiatrie française, classifie les troubles mentaux de la façon suivante :

  1. Psychoses
  2. Névroses
  3. Autres pathologies de la personnalité et troubles évolutifs

3.00  Dysharmonie évolutive
3.01  Personnalité pathologique limite (« borderline » en anglais)
3.02  Personnalité de type caractériel ou psychopathique
3.03  Personnalité de type pervers (pédophilie, zoophilie, transvestisme, etc.)
3.04  Troubles de l’identité sexuelle.
Précision : Classer ici les troubles dominant l’identité sexuelle et notamment ceux où le sujet a la conviction d’appartenir à l’autre sexe et éprouve un désir de modification du sexe anatomique (transsexualisme).
Note : Exclure les cas où ces troubles appartiennent à une pathologie mentale classable dans les psychoses ou les névroses  

Le père dans tout ça ?

Le binôme mère-père est d’une performance inégalée (la nature a tout prévu) pour ce fameux ex-duco, pour accompagner le passage de ces deux paliers de la construction psychique, enjeu par excellence de la culture, de la vie humaine, et de toute vie réussie au sens le plus global du terme, tel que toutes les traditions de la planète l’ont toujours envisagé.

Dans des conditions normales, la mère étant en symbiose d’amour avec ce petit être, chair de sa chair, aura toujours un penchant à lui apporter une présence et un regard bienveillant. Le père, moins impliqué physiquement, et désireux de retrouver son épouse (égoïsme masculin providentiel), aura nécessité de rappeler son existence auprès du binôme symbiotique mère-enfant. Il posera alors une limite à la volonté sans limite de l’enfant pour avoir toujours sous la main ce continent auquel il se sent appartenir, une maman qui rassure, qui comble. L’enfant aura alors la possibilité de faire la découverte intellectuelle fondamentale : le 2. Avant le père, il y avait seulement le 1, puisque le binôme symbiotique moi-maman se résume à 1. Si ce père existe dans le cœur de son épouse, la mère admettra la nécessité d’apprendre à l’enfant l’existence de ce 2. Ce qui veut dire que l’enfant pourra, petit à petit, sortir du binôme symbiotique d’avec sa mère. C’est la découverte du 3. Moi, maman, papa. Ce premier palier équivaut à structuration psychique fondamentale. Cela rend possible l’accès à la culture humaine, au savoir partagé, aux noms des choses et des objets, au langage, et aux mathématiques. Car un objet n’existe dans le champ de la conscience que si on l’a séparé des autres. Un mot est une coupure dans un flux sonore. Et plus tard, une syllabe est une coupure sonore dans un mot, et une lettre est une coupure dans une syllabe… Le savoir est de nature binaire, et tout comme les ordinateurs les plus puissants, il part du traitement de l’information d’un binôme initial, de deux éléments qui constituent la base de tout l’édifice ultérieur, colossal, du traitement de l’information. Puis viendra le deuxième palier, la différenciation sexuée, qui s’achèvera au cours de l’adolescence.

Le professionnel de la psychologie infanto-juvénile : grand absent du débat actuel

Bien sûr, ce n’est pas parce qu’on a compris l’importance cruciale de ces processus familiaux comme déterminants majeurs des potentialités de l’enfant que les centres médico-psychologiques cessent d’avoir un sens. Les textes officiels leur désignent une mission de rééducation, vécue de façon à la fois volontaire, déterminée – mais réalistement modeste – pour tenter de rattraper ce qui n’a pas pu bien se tisser, à travers l’accompagnement de l’enfant et de sa famille, en partenariat avec les écoles et les psycho-pédagogues de l’éducation nationale détachés dans ces centres de soins.

Puisque ce savoir sur l’importance tellement cruciale de la mère, et du « ventre familial », pour la construction qualitative des humains est un savoir si largement acquis, acté, documenté et partagé chez les professionnels de l’enfance – très hautement qualifiés et reconnus en France – on pourrait se demander pourquoi ils ont été si discrets pour faire entendre leur voix alors même qu’au cours des dernières décennies tous les pouvoirs (politique, syndical, médiatique, etc.) ont unanimement décrété, au nom d’un certain « féminisme », que la place de la femme était bien plus convenable sur le marché du travail qu’à s’occuper de répondre aux besoins affectifs et éducatifs fondamentaux de ses enfants, encourageant sans vergogne à ce que l’enfant au bout de quelques semaines de vie soit parqué quelque part, et que sa mère vienne le récupérer en fin de journée, épuisée après une journée de travail.  

Tout comme les judokas, dont la paresse est souvent remarquée lorsqu’ils sont hors du dojo, les professionnels d’orientation psychanalytique, grands professionnels de l’empathie dans la relation avec ceux qui viennent les consulter, s’avèrent être d’une grande incapacité à la solidarité sociétale et à la prise de risque politique. Grands professionnels pour penser et formuler les subtilités du psychisme (plus c’est alambiqué plus on trouve cela intelligent), ils s’avèrent être de très mauvais communicants pour partager leurs découvertes avec les décideurs et auprès du grand public. Ils ont ainsi assisté impassibles, non-responsables et non-coupables, à la véritable hécatombe qu’a signifiée la mise sur le marché de générations de mères qui ont parqué quelque part leurs nouveau-nés pour acquérir le sacro-saint statut de productrice-consommatrice, seul statut qui procurera le vrai bonheur et donnera du vrai sens à leur vie…

Les professionnels des centres médico-psychologiques qui exercent depuis 40 ans ont été les témoins, au fil des décennies, de la façon dont ce qui, il y a 40 ans était une exception – en termes de pathologie psychologique générant du handicap pour l’acquisition des connaissances scolaires –, est devenu de plus en plus courant. De la façon dont ce qui était rare pour l’ensemble des pathologies observées – structure psychologique défaillante, intolérance à la frustration, instabilité psychomotrice, difficultés langagières, difficultés cognitives et d’analyse, etc.. – est devenu de plus en plus pandémique. On se le dit. On se le commente. Mais ça ne transcende pas les cercles spécialisés. Il n’y a pas eu un effort pour alerter l’opinion et le corps social sur l’hécatombe à laquelle on a assisté. Avec un centrage exclusif dans l’exercice du métier, très humain et honorable, mais sans faire jamais preuve de volonté pour avoir une incidence sur ces enjeux politiques et sociétaux qui étaient des enjeux de santé publique majeurs.

Un mot pour conclure

Les avancées technologiques des dernières décennies, et l’augmentation exponentielle de la productivité qu’elles ont apportée, auraient pu permettre que toute femme, dès qu’elle serait enceinte attend un enfant, soit considérée comme dégagée de toute charge professionnelle, à l’exception de ce qu’elle souhaiterait de plein gré assumer, tout en gardant conditions, avancement de carrière et salaire égal majoré d’une prime substantielle. Ces dispositions seraient la reconnaissance de l’importance sociétale incommensurable de ce qu’elle vit. Et cet avantage devrait rester offert – à l’appréciation de chaque femme d’en bénéficier ou pas – pendant les six premières années du maternage. Techniquement et financièrement il n’y aurait pas eu de difficulté à mettre cela en place, si le destin collectif n’avait pas été négligé au bénéfice d’une finance mondialisée, et si la connaissance des spécialistes avait été mise à la portée des décideurs et du grand public – c’est-à-dire s’il y avait eu une véritable compréhension de ce qui est en jeu : le développement ou amoindrissement qualitatif de notre condition humaine, par la façon dont les besoins fondamentaux dans l’enfance sont pris en compte, ou au contraire déniés.

L’injonction faite aux femmes de se détourner des besoins fondamentaux des enfants, avec l’appauvrissement qualitatif de notre condition humaine qui en est la conséquence, l’a été au nom d’une croisade « féministe », quand il s’agit en réalité d’une hypertrophie du masculin. Car ce déni et cet appauvrissement peuvent être mis en lien avec appauvrissement qualitatif des terres cultivables, de l’air, de l’eau, etc. La préservation de la vie et de sa qualité, valeurs foncièrement féminines, ont été mises à mal parce que la caractéristique masculine – naturelle – à exercer force, rendement, et maîtrise sur la nature a été déchaînée de façon pathologique, et sans aucun contre-pouvoir de valeurs réellement féminines. 

Xavier ALONSO

Psychologue clinicien
Master en psychologie clinique et psychopathologie
Master en psychologie systémique familiale

2 Comments

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  1. 1
    PANEELS

    Je suis en accord avec cette pensee de M. ALONSO mais la Societe n’est pas prete a garantir un salaire aux femmes pendant 6 ans ! C’est un pb politique et … economique

  2. 2
    Jean GABARD

    Il est vrai que les femmes ont été détournées des besoins fondamentaux en maternage des enfants par un souci de production-consommation que l’on peut qualifier de masculin. Dans la famille, cependant, le masculin et la place du père n’ont-ils pas en grande partie disparus dans la mesure où pour compenser leur faible disponibilité, les mères ont tendance à combler le plus possible l’enfant et qu’avec l’égalitarisme ambiant, la « maman » ne juge plus nécessaire de prendre la fonction symbolique de mère et de faire appel à un père pour faire « sortir l’enfant du binôme symbiotique d’avec sa mère » ? Les dérives féministes ne sont-elles pas responsables du rejet des fonctions symboliques de mère et de père confondues aux rôles sociaux traditionnels autoritaires et sexistes et ainsi de la difficulté de nombreux enfants à assumer les frustrations, les limites ? Jean Gabard auteur de « Le féminisme et ses dérives – Rendre un père à l’enfant-roi », Les Editions de Paris

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