Dans son article La destruction de la femme par le féminisme. « Les Antigones » à la recherche de la vraie polarité, David Engels propose une lecture critique de l’ouvrage d’Iseul Turan et Anne Trewby, Femmes, réveillez-vous, pour en finir avec les mensonges du féminisme, publié en 2023 aux éditions de La Nouvelle Librairie. Un article daté du 28 janviers 2024 à retrouver sur Deliberatio.
David Engels est un historien belge, professeur de recherche à l’Instytut Zachodni à Poznan après avoir été professeur à l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages collectifs, parmi lesquelles Europa Aeterna.
Depuis plusieurs années déjà, l’association « Les Antigones », dirigée par Anne Trewby et Iseul Turan, fait beaucoup parler d’elle dans la presse française. Les deux militantes viennent de publier un manifeste très intéressant intitulé « Femmes, réveillez-vous », que l’on ne peut que souhaiter voir largement diffusé. Le féminisme comme lutte destructrice de la famille contre le père ; le féminisme comme idéalisation chimérique d’une jeunesse et d’une irresponsabilité permanentes ; le féminisme comme système de domination politique : les trois parties principales du livre sont des analyses claires et implacables des dérives d’un « féminisme » qui a tantôt masculinisé, tantôt déconstruit la femme, mais qui n’est jamais vraiment parti de son identité réelle et unique.
La question de la redéfinition du rôle des deux sexes dans le contexte du monde moderne reste l’un des desiderata fondamentaux de la pensée conservatrice. La gauche globaliste s’est entre-temps ralliée corps et âme au relativisme le plus complet, déclarant d’une part que le genre est une construction sociale, mais postulant d’autre part une oppression générale des personnes « lues comme femmes » par le « vieil homme blanc », et en déduisant la nécessité d’une lutte « intersectionnelle » : anti-colonialisme, anti-patriarcat, antiracisme et anti-capitalisme, tous ces combats se résumeraient, selon la gauche, à la résistance à la civilisation occidentale, sans la destruction de laquelle l’égalité, la liberté et la fraternité véritables entre les hommes sur cette terre seraient impossibles.
La droite, quant à elle, toujours aussi divisée, n’a pas réussi à se mettre d’accord, préférant manifestement laisser le débat se dérouler sans elle, de peur de ne pouvoir que perdre en se positionnant réellement. Il faut dire que sur ces sujets, la droite se cherche encore.
Comme toujours, nous trouvons en effet de ce côté ceux qui considèrent comme « conservateur » d’adopter des positions qui étaient considérées comme « progressistes » il y a une génération, mais qui ont été balayées par l’intersectionnalisme : La droite s’est, malgré une timide défense de la différence entre les sexes (du moins quand cela est politiquement opportun), massivement rangée à l’opinion majoritaire selon laquelle la seule grille de lecture possible des rapports homme-femme est une stricte égalité, dont l’Etat se doit d’être l’arbitre omnipotent. Dès lors, les problèmes inévitables liés à l’éducation des enfants doivent également être résolus par des mesures publiques (allocations familiales, crèches, écoles à plein temps, etc. ) afin de ne pas entraver la libre « réalisation de soi » des deux sexes et de faire de l’exercice effectif de la maternité par les femmes qui ont mis un enfant au monde une activité purement facultative : une « amputation symbolique des femmes de leurs fondements biologiques les plus fondamentaux » (41) selon les deux Antigones, un « fantasme d’une interchangeabilité totale des sexes à travers l’hypothèse de l’externalisation des fonctions maternelles » (43) ; ou, pour reprendre les termes de Maurice Bardèche : « Que la femme, enfin semblable à l’homme, ayant enfin subi l’ablation de la maternité, soit l’égale, la non-discriminée, la trotteuse auprès de lui, aussi libre, aussi légère. Voilà ce qu’on lui offre » (37).
En revanche, peu nombreuses sont celles qui, comme les auteures de « Femmes, réveillez-vous ! » refusent le relativisme de genre ouvert ou caché et insistent sur le fait qu’une société ne peut fonctionner que si la polarité homme/femme est acceptée dans toute son ampleur ; non seulement en ce qui concerne les conditions de base naturelles, mais aussi les différences qui en découlent dans les visions du monde respectives, qui ont chacune leur raison d’être, mais qui ne créent un ensemble significatif que si elles se complètent – une différence fondamentale qui ne se limite pas au relativisme, voire au nihilisme de la théorie du genre, mais aussi du féminisme « old school », qui repose largement sur le présupposé de vouloir libérer la femme de ses « contraintes » familiales pour lui permettre de se « réaliser », ce qui semble consister en fait à prendre l’identité professionnelle, sociale et psychologique de l’homme : le féminisme non pas comme une véritable quête de soi, mais plutôt comme une auto-masculinisation de la femme. Car, comme le disent les auteures en citant Maurice Bardèche : « Il y a eu des types de famille différents et, par conséquent, des destins différents de la femme, mais il n’y a eu en aucun temps de société sans famille. Si la famille disparaît, la femme n’est plus qu’un producteur-consommateur qui a la particularité d’accoucher. » (36)
Pourquoi la droite a-t-elle tant de mal à répondre à ces questions ? La réponse est évidente : depuis le droit de vote universel et égal pour les hommes et les femmes, on a certes assisté à une libéralisation de la politique (et aussi de l’économie), y compris en termes de genre, mais justement en partant du principe d’une large identité et non d’une polarité des sexes. Dans les faits, les femmes ont donc été intégrées dans une sphère largement masculine, qui s’est progressivement féminisée (comme le montre par exemple la préférence statistiquement évidente des électrices pour un système socialiste d’assistanat plutôt que pour un système libéral de concurrence), mais pas en reconnaissant publiquement la polarité des dispositions psychologiques de départ, mais en discutant du véritable objectif de l’homme « en soi ». Depuis, en raison des quotas juridiques et de la publicité massive des médias, il est devenu si courant que les femmes occupent également des fonctions et soient actives dans des domaines de décision typiquement masculins que les conservateurs ont du mal, ne serait-ce que pour des raisons de stratégie électorale, à défendre à nouveau une séparation, au moins conceptuelle, des différentes sphères et des différents domaines d’intérêt sans nuire gravement à leur propre potentiel électoral ou sans faciliter la tâche de l’adversaire politique à leur reprocher de nombreuses « discriminations ». Il n’est donc pas étonnant que l’on rencontre depuis quelques années, notamment dans les milieux conservateurs, de plus en plus de militantes qui se définissent comme des « tradwife », mais qui mènent en même temps une existence de politiciennes ou d’« influenceuses » qui suit de fait, pour le meilleur et pour le pire, des stéréotypes tout à fait masculins. Ces éloges superficiels d’un passé soi-disant respectueux de la complémentarité des sexes n’est en réalité qu’un avatar nouveau de l’individualisme contemporain, une nouvelle modalité personnelle d’épanouissement de soi. L’idée qui manque totalement au tableau du discours politique, même conservateur, c’est à l’inverse celui de la vocation à l’unité, notamment politique, du couple homme-femme, et partant, de la famille.
« Il serait temps de grandir », titre donc le dernier chapitre de « Femmes, réveillez-vous », et on ne peut que se joindre à cet appel, même si le chemin est difficile. Car il ne s’agit pas seulement d’en finir avec les erreurs et les illusions du féminisme des derniers siècles, de redécouvrir l’identité féminine et de la vivre activement, quelles que soient les diffamations politiques qui peuvent en résulter, mais aussi de redéfinir la nature masculine. Car ce n’est que dans leur polarité naturelle que les deux sexes peuvent se retrouver non seulement eux-mêmes, mais aussi l’un l’autre, et redonner à la famille comme à la société cette protection et cet équilibre qui semblent largement perdus : « Si l’institution du mariage est au cœur de l’organisation politique de nos sociétés humaines, c’est d’abord parce qu’elle est le prolongement politique de la complémentarité des sexes, et ensuite parce qu’elle est révélatrice des systèmes de pouvoir et d’alliances des différentes sociétés. Le mariage est censé offrir le meilleur cadre possible à la fécondité naturelle du couple homme-femme : il assure la sécurité des femmes et des enfants, tout en offrant à ces derniers un maximum de stabilité dans la transmission des savoirs et des repères nécessaires à leur sociabilité future. […] Dans ce cadre, l’autorité du père de famille était traditionnellement le symbole de cette unité, sans aucun rapport avec une quelconque volonté d’oppression d’un sexe sur l’autre. Et cette unité était en réalité protectrice des individus qui la composaient face au potentiel totalitaire de l’État. » (23-24)
Nous voyons tous les jours dans les médias comment finira notre société si nous ne parvenons pas à rétablir une saine polarité : dans un monde atomisé d’êtres humains malheureux, artificiels, aveuglés et complètement perdus, qui rejettent à la fois leur corps naturel et leur dimension spirituelle, et qui créent un enfer sur terre par leur hubris de vouloir jouer à Dieu par le biais du transhumanisme, de l’ingénierie sociale, du multiculturalisme forcé et de l’idéologie LGBTQ. Peut-on, doit-on espérer que les politiques remettent enfin l’Occident sur les rails ? Rien n’est moins sûr, car la croyance de pouvoir régler et contrôler une société par des lois fait déjà partie de cette mentalité d’auto-infantilisation qui a rendu possible les problèmes décrits ci-dessus : « Pour sortir de cette infantilisation permanente, pour poser les bases d’une société juste et reconquérir nos libertés publiques, il nous faut d’abord changer de paradigme et renouer avec cette première distinction fondamentale entre ce qui est légal et ce qui est légitime. Ce sont les mœurs qui font les lois et non l’inverse. » (82) On ne peut qu’acquiescer !