Notre programme de formation, consacré cette année au thème de la transmission, prévoit une séance d’auto-formation un jeudi par mois. Ces séances sont assurées par les membres des Antigones, et peuvent consister en une courte conférence, suivie de débats, ou en une critique d’ouvrage. La production d’un texte publié sur le site internet suit systématiquement chacune de ces séances d’auto-formation ; elle est le fruit des réflexions de l’intervenante et de l’échange entre les personnes présentes à la permanence.
Cette première séance introductive voudrait montrer la pertinence, les enjeux et les difficultés que soulève le thème de la « transmission » retenu cette année : nous étudierons mois après mois différents volets d’une crise générale de la transmission, au sujet de laquelle je soumets quelques réflexions générales, personnelles ou inspirées de mes lectures. Les deux auteurs principaux qui m’inspirent aujourd’hui sont Hannah Arendt (La crise de la culture) et Mircea Eliade (Le sacré et le profane).
Pour télécharger le texte de la conférence : LesAntigones_LaCrisedelaTransmission
Nous explorerons avec Hannah Arendt la situation de « rupture de la tradition » dans laquelle se trouve notre société ; nous élargirons et approfondirons ensuite cette analyse à l’aide des réflexions anthropologiques de Mircea Eliade, cherchant à dégager les implications en matière de transmission d’un constat simple : nous nous trouvons dans un monde intégralement profane. Nous terminerons enfin par un tableau de la situation sociale actuelle – pourquoi, comment et que transmettre aujourd’hui ?
Une situation de rupture
Qu’est-ce que la tradition ?
Tradition/transmission, de simples synonymes ?
Latin : trado, is, ere = transmettre ; traditio = transmission. Trado = donner à travers ; transmettre. = transmitto = envoyer à travers. Les deux termes expriment l’idée d’un sujet remettant un objet à autrui, à travers ce qui les sépare (cette séparation peut être spatiale, temporelle, ou simplement le hiatus ontologique qui sépare deux personnes incommunicables l’une à l’autre).
Nous considérons ici la « tradition » comme une espèce du terme générique « transmission » : dans la langue française, la tradition désigne cette sorte de transmission qui s’opère à travers le temps, d’une génération à l’autre. La tradition renvoie donc au passé, à l’histoire, et au lien intergénérationnel : le contact avec le passé est médiatisé par les parents, aïeux et ancêtres. La tradition suppose également une valeur particulière du contenu transmis : ce qui se transmet d’une génération à l’autre, c’est ce qui est destiné à fonder la vie des générations futures, ce qui a suffisamment d’importance pour de pas être oublié.
Nous nous intéressons donc dans cette conférence à la transmission dans le temps, transmission entre les générations qui s’assimile à la notion de tradition.
Qu’est-ce que la tradition ?
La tradition, selon Hannah Arendt, était « notre solide fil conducteur dans les vastes domaines du passé », « la chaîne qui liait chacune des générations successives à un aspect prédéterminé du passé ».
Tradition et passé ne sont pas du tout la même chose : le passé est la matière brute des choses et des événements révolus ; la tradition est le cadre qui permet de fixer le souvenir du passé en assignant une valeur déterminée aux choses et aux événements.
La tradition est le cadre mémoriel qui fixe la mémoire des générations selon une certaine hiérarchie, permettant à l’homme de se repérer dans la masse brute des données du passé
La tradition, support de mémoire
Ce cadre mémoriel est absolument nécessaire : « Car le souvenir, qui n’est qu’une des modalités de la pensée, bien que l’une des plus importantes, est sans ressource hors d’un cadre de référence préétabli, et l’esprit humain n’est qu’en de très rares occasions capable de retenir quelque chose qui n’est lié à rien. »
« Sans testament, ou, pour élucider la métaphore, sans tradition – qui choisit et qui nomme, qui transmet et conserve, qui indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur – il semble qu’aucune continuité dans le temps ne soit assurée et qu’il n’y ait, par conséquent, humainement parlant, ni passé ni futur, mais seulement le devenir éternel du monde et en lui le cycle éternel des êtres vivants. »
Autrement dit, nous avons besoin de cette hiérarchisation des choses pour comprendre le passé, qui sans tradition n’est qu’une force inerte dont on ne sait que faire.
Pour paraphraser l’auteur, une rupture de la tradition met en péril toute la dimension du passé, qui se trouve en danger d’oubli – l’homme se trouve privé d’une dimension, la dimension de la profondeur de l’existence humaine. « Car la mémoire et la profondeur sont la même chose, ou plutôt, la profondeur ne peut être atteinte par l’homme que par le souvenir. »
La rupture et ses effets
Une fracture historique
Pour Hannah Arendt, la rupture de la tradition apparaît au XIXe siècle, elle est sensible dans la pensée de Marx, Kierkegaard et Nietzsche, qui opèrent chacun à leur façon une rupture de la tradition. Il peut sembler étonnant de situer cette rupture de la tradition au beau milieu du XIXe siècle, qui semble au contraire avoir glorifié le passé et la tradition plus que tout autre – mais ce recours désespéré au passé est justement la marque d’une tradition en train de s’éteindre, d’une crise historique au cours de laquelle les hommes tentent de s’agripper à ce qui leur échappe irrémédiablement. D’où un phénomène d’hypertrophie et de durcissement de la « tradition ». Kierkegaard, Marx et Nietzsche apparaissent, dans l’histoire de la philosophie, comme les trois grands prophètes qui ont senti, annoncé, et opéré dans leur pensée cette grande rupture avec une tradition désormais trop étroite pour la vie de l’esprit, et inadéquate aux nouveaux problèmes que rencontre l’homme à l’époque moderne[1].
Hannah Arendt radicalise cette rupture, allant jusqu’à parler d’une fin de la tradition, comme si le phénomène nommé « tradition » était désormais chose révolue, et totalement inefficiente dans le monde d’aujourd’hui[2].
Elle est consommée au XXe siècle, avec le cataclysme des deux guerres mondiales successives, et surtout le phénomène des totalitarismes qui détruisent irrémédiablement le lien avec la tradition et le passé. La rupture est donc un fait accompli, et irrémédiable – elle est un événement qui a eu lieu, sur lequel nous n’avons donc aucune prise, puisqu’il est impossible de revenir sur un événement.
Perte du monde commun – le symptôme du langage
L’un des symptômes les plus frappants de cette rupture de tradition se trouve dans les difficultés que l’on a à fonctionner dans un langage commun où le sens des mots serait admis par tous – chacun a tendance à s’enfermer dans ses propres idiolectes. Chacun a pu constater, dans les débats publics ou les simples conversations, ce droit à définir ses propres termes que chacun s’arroge, droit de donner le sens que l’on veut aux mots de la langue commune, selon les seules règles de la cohérence de pensée individuelle.
« Ce droit bizarre (…) [indique] (…) que nous avons cessé de vivre dans un monde commun où les mots que nous avons en commun possèdent un sens indiscutable, de sorte que, pour ne pas nous trouver condamnés à vivre verbalement dans un monde complètement dépourvu de sens, nous nous accordons les uns aux autres le droit de nous retirer dans nos propres mondes de sens et exigeons seulement que chacun d’entre nous demeure cohérent à l’intérieur de sa terminologie privée. Si, dans ces circonstances, nous nous assurons que nous nous comprenons encore les uns les autres, nous ne voulons pas dire par là que nous comprenons ensemble un monde commun à tous, mais que nous comprenons la cohérence des arguments et du raisonnement, du processus de l’argumentation sous son aspect purement formel. »
La dissolution du cadre commun de pensée et de vie nous laisse en « héritage » un monde homogène, non hiérarchisé, où tout est relatif et en transformation constante.
Onde de choc – les effets de la rupture
Les effets de cette rupture de la tradition, tels qu’ils sont analysés par Arendt, sont d’une ampleur et d’une envergure difficilement mesurable – ils atteignent toutes les dimensions de l’être-homme dans la société moderne, parce que la crise de la tradition est une « crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé », envers tout ce qui fonde notre manière d’être hommes et femmes dans le monde d’aujourd’hui.
Un temps de crise
La rupture de la tradition marque un temps de crise historique, dans lequel aucune des réponses proposées par le passé et la tradition ne semble immédiatement utilisable – on peut penser par exemple aux impasses dans lesquelles se trouve aujourd’hui la question de la femme : le modèle de la femme au foyer transmis par le XIXe siècle n’est évidemment pas applicable tel quel, et nous pouvons souvent avoir le sentiment d’être démunis et sans ressources face aux enjeux posés par la société actuelle. Nous ne vivons plus dans le même système de coordonnées – il semble que le transfert d’un monde à l’autre soit impossible, parce qu’un hiatus historique nous séparerait de notre passé.
Nous serions donc confrontés à la nécessité de repenser les questions à nouveaux frais, et d’y apporter des réponses nouvelles et directes sans passer par le prisme de la tradition. Une inconfortable, inquiétante et dangereuse situation de face-à-face direct avec le monde, dans laquelle les questions que l’homme se pose sont à nouveau perçues dans toute leur brutalité, sans l’intermédiaire sécurisant des réponses transmises par les générations passées. Cette situation n’est pas sans intérêt, puisqu’elle nous permet un contact renouvelé avec le passé que nous sommes aujourd’hui en mesure de réapprendre – nous pouvons y percevoir des dimensions nouvelles qui échappaient à la grille de lecture traditionnelle.
Disparition de l’autorité
La rupture de la tradition a pour corollaire immédiat une disparition de l’autorité, qui n’existe plus dans le monde moderne. Il faut relire ici l’excellente analyse historique d’Hannah Arendt sur les origines romaines du concept d’autorité, lié à la notion centrale de fondation : l’autorité est légitimée parce qu’elle prolonge l’acte de fondation, situé dans le passé, qui sert de norme et de référence pour toutes les générations futures. L’acte de fondation légitime l’autorité des ancêtres et la tradition ; l’autorité politique repose sur la continuité avec l’acte de fondation, la fidélité à l’impulsion communiquée par les générations précédentes. C’est donc sur l’acte de fondation que repose, dans la culture européenne, aussi bien la force de la tradition que la légitimité de l’autorité – autorité des anciens mais aussi autorité politique – voir le rôle du Sénat (= conseil des anciens) dans la vie politique romaine.
Dans la société « postmoderne » d’aujourd’hui, il n’y a plus ni tradition réelle, ni autorité légitime, parce que manque le fondement. Le moment révolutionnaire tiendrait-il lieu de substitut de fondation ? Toujours selon Arendt : on ne comprend rien aux révolutions modernes si l’on ne perçoit pas qu’elles sont motivées par le pathos romain de la fondation « Car si j’ai raison de soupçonner que la crise du monde d’aujourd’hui est essentiellement politique, et que le fameux « déclin de l’Occident » consiste essentiellement dans le déclin de la trinité romaine de la religion, de la tradition et de l’autorité, et dans la dégradation concomitante des fondations spécifiquement romaines du domaine politique, alors les révolutions de l’époque moderne apparaissent comme des tentatives gigantesques pour réparer ces fondations, pour renouer le fil rompu de la tradition, et pour rétablir, en fondant de nouveaux corps politiques, ce qui pendant tant de siècles a donné aux affaires humaines dignité et grandeur. »
Toutefois, si la Révolution avait pu être considérée autrefois comme le véritable moment fondateur de l’ère moderne, et l’est encore aujourd’hui, de façon beaucoup plus distanciée, voire hypocrite, dans certains discours, force est de constater qu’aucune des révolutions de l’époque moderne n’a su réinstituer une forme d’autorité politique et morale – au sens le plus large de ce terme – qui donnerait stabilité, unité et continuité à nos sociétés. Un événement de rupture violente peut-il de lui-même réinstaurer une forme de continuité ?
« L’autorité reposait sur une fondation dans le passé qui lui tenait lieu de constante pierre angulaire, donnait au monde la permanence et le caractère durable dont les êtres humains ont besoin précisément parce qu’ils sont les mortels – les êtres les plus fragiles et les plus futiles que l’on connaisse. Sa perte équivaut à la perte des assises du monde, qui, en effet, depuis lors, a commencé de se déplacer, de changer et de se transformer avec une rapidité sans cesse croissante en passant d’une forme à une autre, comme si nous vivions et luttions avec un univers où n’importe quoi peut à tout moment se transformer en quasiment n’importe quoi. »
Crise de l’éducation
Cette disparition de l’autorité, qui a touché profondément toutes les sphères politiques, a atteint aujourd’hui le domaine pré-politique, dans lequel la notion d’autorité était le plus incontestée et légitime : le domaine de l’éducation des enfants. Nous sommes actuellement face à une véritable incapacité des adultes à éduquer les jeunes générations.
L’éducation consiste fondamentalement à introduire l’enfant dans le monde des hommes qui le précède, à lui donner les moyens de comprendre ce monde et les valeurs axiales sur lesquelles il repose, de le prolonger et de le renouveler. Face à l’enfant, nouveau-venu dans un monde déjà constitué, l’adulte représente la continuité du monde, la responsabilité de ce monde dans lequel il introduit l’enfant – c’est pourquoi l’éducation est essentiellement conservatrice, elle repose sur la transmission de l’essentiel, d’une génération à l’autre – sur la tradition.
« Vis-à-vis des jeunes, les éducateurs font ici figure de représentants d’un monde dont, bien qu’eux-mêmes ne l’aient pas construit, ils doivent assumer la responsabilité, même si, secrètement ou ouvertement, ils le souhaitent différent de ce qu’il est. Cette responsabilité n’est pas imposée arbitrairement aux éducateurs : elle est implicite du fait que les jeunes sont introduits par les adultes dans un monde en perpétuel changement. Qui refuse d’assumer cette responsabilité du monde ne devrait ni avoir d’enfant, ni avoir le droit de prendre part à leur éducation.
Dans le cas de l’éducation, la responsabilité du monde prend la forme de l’autorité. L’autorité de l’éducateur et les compétences du professeur ne sont pas la même chose. Quoiqu’il n’y ait pas d’autorité sans une certaine compétence, celle-ci, si élevée soit-elle, ne saurait jamais engendrer d’elle-même l’autorité. La compétence du professeur consiste à connaître le monde et à pouvoir transmettre cette connaissance aux autres, mais son autorité se fonde sur son rôle de responsable du monde. Vis-à-vis de l’enfant, c’est un peu comme s’il était un représentant de tous les adultes, qui lui signaleraient les choses en lui disant : « Voici notre monde ». »
« L’homme moderne ne pouvait exprimer plus clairement son mécontentement envers le monde et son dégoût pour les choses telles qu’elles sont qu’en refusant d’en assumer la responsabilité pour ses enfants. C’est comme si, chaque jour, les parents disaient : « En ce monde, même nous ne sommes pas en sécurité chez nous ; comment s’y mouvoir, que savoir, quel bagage acquérir sont pour nous aussi des mystères. Vous devez essayer de faire de votre mieux pour vous en tirer ; de toutes façons vous n’avez pas de comptes à nous demander. Nous sommes innocents, nous nous lavons les mains de votre sort. »
Les adultes ne sont plus en mesure d’assumer la « responsabilité du monde » et les parents ne transmettent plus de tradition à leurs enfants ; ils se contentent essentiellement d’apprendre à leur progéniture les moyens de se débrouiller dans la vie quotidienne.
« Si l’enfant n’était pas un nouveau venu dans ce monde des hommes, mais seulement une créature vivante pas encore achevée, l’éducation ne serait qu’une des fonctions de la vie et n’aurait pas d’autre but que d’assurer la subsistance et d’apprendre à se débrouiller dans la vie, ce que tous les animaux font pour leurs petits. »
Fonctionnalisation de la société
La perte de la tradition équivaut à la perte des repères fondamentaux qui structurent et hiérarchisent notre monde, en référence à un fondement qui transcende la société des hommes. Cette perte entraîne une fonctionnalisation de la société, dans tous les domaines.
« Car vivre dans un domaine politique sans l’autorité ni le savoir concomitant que la source de l’autorité transcende le pouvoir et ceux qui sont au pouvoir, veut dire se trouver à nouveau confronté, sans la confiance religieuse en un but sacré ni la protection de normes de conduite traditionnelles et par conséquent évidentes, aux problèmes élémentaires du vivre-ensemble des hommes. »
Lorsque manque la référence au « fondement du monde », c’est la structure de ce monde qui disparaît, plus rien n’a de valeur ni de sens communément admis, et la société a pour seule fonction d’assurer la gestion de la coexistence des hommes de la façon la plus efficace et fonctionnelle possible. La fonctionnalisation de la société aboutit au relativisme des « valeurs », au primat de l’économie, et au fonctionnement de la société de masse telle que nous la connaissons.
« Car une société n’est rien de plus que cette espèce de vie organisée qui s’établit entre les êtres humains quand ceux-ci conservent des rapports entre eux mais ont perdu le monde autrefois commun à tous ».
Cette fonctionnalisation s’étend jusqu’au domaine du religieux, et de la pensée de façon générale : plus rien n’a de sens par soi, tout est fonction sociale, les réalités les plus hautes deviennent variables d’ajustement pour le fonctionnement de la société.
Le terme de « valeur » est symptomatique de ce fonctionnalisme : venu de la sphère économique, le mot « valeur » désigne un contenu théorique, moral et/ou affectif qui remplit une fonction au sein d’un système social. En l’absence de transcendance, ce qui mérite d’être transmis, qu’on appelle aujourd’hui valeur, est réduit au même rang que le dernier boulon de la machinerie sociale. C’est à l’époque où naissent les « valeurs » que se développent les sciences sociales, dont les prémisses théoriques illustrent parfaitement cette « fonctionnalisation » de la société humaine.
« Les valeurs sont des articles de société qui n’ont aucune signification en eux-mêmes mais qui, comme d’autres articles, n’existent que dans la relativité en perpétuel changement des relations et du commerce sociaux. Par cette relativisation, les choses que l’homme produit pour son usage et les normes conformément auxquelles il vit subissent un changement décisif : elles deviennent des entités d’échange et le détenteur de leur « valeur » est la société et non pas l’homme qui produit, utilise et juge.
Le terme de valeur doit son origine à la tendance sociologique manifeste dans la science relativement nouvelle de l’économie classique. La naissance des sciences sociales peut être située au moment où toutes les choses, les « idées » aussi bien que les objets matériels, furent mises en équation avec les valeurs, de sorte que chaque chose tenait son existence de la société et y était reliée, le bonum et le malum non moins que les objets tangibles. Idée que les valeurs, et non pas les choses, sont le résultat de l’activité productive de l’homme, et rattachement de tout ce qui existe à la société et non plus à l’homme pris isolément. La notion d’ « homme socialisé » dont Marx prévit l’apparition dans la future société sans classes, est en fait la thèse sous-jacente de l’économie classique aussi bien que de l’économie marxiste. Seuil d’un nihilisme radical et refus de tout ce qui est donné. »
« Ces valeurs dans leur é- et inter-changeabilité sont les seules « idées » laissées aux (et comprises par les) « hommes socialisés ». Ceux-ci sont des hommes qui ont décidé de ne jamais quitter ce qui pour Platon était la « caverne » des affaires humaines quotidiennes, et de ne jamais s’aventurer d’eux-mêmes dans un monde et une vie que, peut-être, la fonctionnalisation intégrale de la société moderne a privé de l’une de ses caractéristiques les plus élémentaires : saisir d’émerveillement en face de ce qui est tel qu’il est. Cette mutation bien réelle est reflétée et annoncée dans la pensée politique de Marx. »
Un univers profane
Ces quelques réflexions, basées sur les écrits d’Hannah Arendt, peuvent être avantageusement élargies et approfondies à l’aide des analyses anthropologiques développées par Mircea Eliade dans son petit ouvrage Le sacré et le profane : ce rapprochement nous permettra de pousser plus loin certaines réflexions esquissées par Hannah Arendt en les éclairant d’une autre façon.
NB. : Eliade traite de la religiosité et des comportements qui caractérisent l’homme religieux des sociétés traditionnelles, sous un angle anthropologique.Il ne fait pas la part belle à telle ou telle religion ou système de croyances, et ne s’intéresse pas au contenu des traditions et des comportements qu’il étudie. Son étude porte sur une forme particulière de l’expérience et de l’existence des hommes : la forme de la sacralité qui structure la vie humaine dans les « sociétés traditionnelles », c’est-à-dire toutes les sociétés, à l’exception de celle dans laquelle nous vivons. Ces sociétés sont toutes organisées en rapport avec une forme de transcendance, assimilée au divin, au sacré, au religieux. C’est donc dans ce sens qu’il faut appréhender le champ lexical du sacré et de la religion dans le propos qui va suivre.
Transmission et sacralité
Hannah Arendt montre très nettement dans son ouvrage le lien entre fondation, tradition, autorité, et religion chez les Romains : l’acte fondateur est l’acte religieux par excellence, inscrit dans un passé légendaire, acte qui pose la première pierre de ce qui sera le monde romain et inscrit ce monde dans un espace sacré – l’épisode de la transgression de Remus, qui franchit par bravade les frontières sacrées tracées par son frère pour délimiter le monde nouveau qu’il fondait, est emblématique de ce lien entre fondation et sacralité. La religion entretient chez les Romains un lien extrêmement fort avec le passé, elle donne force d’obligation religieuse à la tradition ; il y a donc un lien très net dans la culture latine entre transmission et sacralité.
Ce lien n’est pas propre à la culture romaine. Dans toutes les sociétés dites traditionnelles, ce qui mérite d’être transmis, c’est ce qui a valeur religieuse ou sacrée – qu’il s’agisse de rituels religieux, de mythes, d’Ecritures sacrées, ou encore d’activités comme la culture de la terre, l’art de la guerre ou les formes principales d’artisanat, activités qui semblent triviales à nos yeux de profanes, mais qui revêtent une dimension sacrée, parce qu’elles sont fondées et comme inaugurées dans le mythe et dans le passé ancestral.
Dans toutes les sociétés traditionnelles, ce qui est religieux a toujours un rapport avec le passé, passé idéalisé du temps des ancêtres, ou passé atemporel du mythe.
Dans toutes les sociétés traditionnelles, le sacré, les exemples tirés des mythes et du passé idéal, structurent le contenu de la transmission : la conscience d’une distinction entre sacré et profane hiérarchise fortement la vie humaine, et permet de « faire le tri » entre ce qui vaut la peine d’être transmis, qui doit être transmis, et ce qui est indifférent. Le respect et la perpétuation des modèles du passé permet de reconnaître ce qui a vocation à traverser les générations, ce qui fait sens à l’échelle de l’histoire d’un peuple. La référence au mythe permet de valoriser ce qui trouve un parallèle ou un répondant dans le monde des héros et des dieux – pour l’homme des sociétés traditionnelles, le modèle de l’homme se situe toujours au-delà de l’humain, parce que « l’homme passe l’homme » (Pascal, Pensées).
C’est l’opposition entre sacré et profane, signifiant et insignifiant, ordre et chaos, réel et illusion, qui donne forme et structure à toutes les sociétés traditionnelles, qui hiérarchise le monde vécu des hommes, et permet de se repérer dans un monde signifiant. C’est l’opposition entre le sacré et le profane qui permet de reconnaître ce qui a suffisamment de valeur pour être transmis de génération en génération. Nous allons donc explorer, avec Eliade, quelques-uns des aspects de cette « sacralité » et de son caractère structurant.
Le sacré, élément structurant du monde des hommes
Mircea Eliade dégage différentes dimensions de cette structuration du monde par le sacré dans les sociétés traditionnelles, avec comme clé de compréhension la notion d’hétérogénéité.
Le sacré dans l’espace
Le sentiment et la conscience vécue de l’hétérogénéité de l’espace est un élément fortement structurant dans toutes les sociétés traditionnelles, qui marquent une différence très forte entre l’espace sacré, assimilé au centre du monde, espace de communication entre différents niveaux d’existence, et le chaos sans ordre ni structure qui entoure ces zones de sacralité. Dans les sociétés traditionnelles, à chaque fois que l’on s’installe dans un espace pour y demeurer, l’espace est d’abord sacralisé, et la demeure des hommes fondée symboliquement par la répétition des rituels cosmogoniques. L’important est de s’établir dans un espace stable, donc sacré, qui est toujours considéré comme centre du monde fondé par les hommes. C’est cette hétérogénéité de l’espace qui permet de s’orienter dans le monde, dans tous les sens de ce terme. Cette hétérogénéité spatiale est un facteur fortement structurant, vecteur d’une conception du monde, et support de nombreuses traditions – du sanctuaire au cimetière en passant par le menhir, la montagne sacrée ou le seuil des maisons.
Aujourd’hui nous ne comprenons plus cette invention (au sens étymologique) du sacré par l’homme et la ritualisation des espaces et des gestes qui en découle – nous avons trop lu Voltaire qui n’entendait rien au sacré. Nous avons aujourd’hui une représentation homogène de l’espace, nous vivons dans un monde littéralement désorienté, au sens ou plus aucun repère ne permet de structurer l’espace dans lequel nous vivons, et où nous fixons domicile au hasard de nos errances. Plus aucun lieu ne peut prétendre être siège et demeure de l’absolu.
Le sacré et le temps
La même analyse vaut pour la temporalité de la vie humaine : les sociétés traditionnelles fonctionnent avec un temps hétérogène et fortement différencié, de la ritualisation des âges de la vie à l’éternité en passant par le temps du mythe et celui de l’année liturgique. Le temps des hommes y est structuré selon un certain nombre de moments forts religieux, qui correspondent pour la plupart à des réactualisations périodiques du temps religieux – la fête religieuse est presque toujours un mémorial – qui, par la répétition des cycles du temps sacré, permettent de fixer la mémoire et d’ancrer le présent dans l’absolu du temps sacré. Cette structuration forte du temps a disparu de nos sociétés, et nos fêtes nationales et jours fériés ne sont plus qu’un reste très affaibli ce que qu’étaient les années pour nos aïeux – ces fêtes ne sont plus structurantes pour l’ensemble de la société, parce qu’elles ont perdu leur sens fort pour devenir des « traditions » au sens pluriel et affaibli du terme. Hannah Arendt souligne avec justesse que notre système de chronologie, loin de traduire une quelconque christianisation du temps, en dépit de la date repère adoptée, révèle en réalité la double infinité d’un temps linéaire, parfaitement homogène, quantitatif et non qualitatif comme l’était le temps de nos ancêtres.
Le sacré dans la vie humaine
Cette hétérogénéité structurante et hiérarchisante vaut pour l’ensemble de la vie humaine et sociale en général : il y a une ritualisation forte de l’ensemble de la vie qui permet de faire la différence entre certains gestes signifiants, et d’autres qui ne le sont pas – on pense notamment à la sacralisation de la vie sexuelle, aux rituels de passage ou à la ritualisation des repas religieux ou/et familiaux. Aujourd’hui tout est neutralisé, réduit à la trivialité de la vie biologique – le sexe est un besoin physiologique, l’adolescence un ensemble de modifications hormonales, le repas n’est plus que le moment où l’on mange, et la tendresse maternelle est une affaire d’eucytocine. Les effets de cette réduction du corps humain au physiologique se ressentent particulièrement dans les gestes médicaux tels qu’ils sont pratiqués aujourd’hui – la médicalisation des accouchements, et le peu de respect pour le corps féminin qui s’y manifeste, en est symptômatique.
L’être et le sacré
Dans chacune de ces manifestations de la religiosité, un constat très net se détache, fortement souligné par Mircea Eliade : le sacré n’est pas vécu comme quelque chose qui appartiendrait à l’illusion, au rêve et à l’irréel, et encore moins comme une fuite hors du monde réel – il est au contraire ce qui donne ordre et structure, ce qui rend le réel habitable, et ce qui fonde la réalité ultime des choses de ce monde. Pour reprendre les termes d’Eliade, toute religion est une « ontologie » : le sacré est l’être réel, et son inscription spatiale, temporelle et rituelle dans la vie humaine permet de faire la différence entre l’être réel, l’absolu, et le fluide chaotique qui l’entoure.
Sacralité et transmission
A partir de ces quelques analyses, le lien entre sacralité et transmission/tradition devient évident : si la tradition est le cadre mémoriel qui permet de structurer le souvenir du passé pour le rendre efficient dans le temps présent, si la transmission consiste à transmettre d’une génération à l’autre les éléments structurants et hiérarchisants de la vie humaine, alors la transmission a naturellement une affinité avec le sacré qui donne sens, orientation et structure au monde commun des hommes. Lorsqu’il y a conscience du sacré, il y a fixation stable et structurée de la valeur des choses, structuration du monde qui se transmet de génération à génération, et donne forme à une Tradition – on sait alors quoi, comment et pourquoi transmettre. On sait également qui transmet : prêtres, poètes, femmes sont dépositaires d’une fonction sacrée qui leur donne pleine légitimité pour transmettre la connaissance, le rituel, la valeur des êtres et des choses. On peut penser ici, par exemple, au rôle de transmission extrêmement fort des femmes dans la tradition juive – la « matrinilinéarité » bien connue du judaïsme – , ou encore au rôle de transmission de l’histoire que les femmes assumaient dans les pays germaniques, jusqu’à un Moyen Age assez avancé[3].
Comment savoir que transmettre dans le monde actuel, alors que manquent fondement et repères, et reste-t-il seulement quelque chose à « transmettre » ? La notion de transmission en son sens fort, comme celle de tradition, fait toujours référence à un contenu qui revêt une importance ou une signification particulières : on transmet une couronne, une religion, un héritage, un secret – on ne transmet pas le sel ni la façon de faire son lit. Dans nos sociétés où le sens de la tradition est perdu, on ne sait plus quoi ni pourquoi transmettre puisqu’il n’y a plus de hiérarchisation stable des choses. On se contente alors de donner à sa progéniture les moyens concrets et les savoir-faire nécessaires pour « se débrouiller » ou « s’en sortir dans la vie » – qui ne font pas l’objet d’une transmission au sens fort de ce terme – nous rejoignons ici les conclusions suggérées par Hannah Arendt. Cf. supra « Crise de l’éducation ».
Comment savoir à qui confier aujourd’hui la mission de transmission[4] ? Le « parent » indifférencié (homme ou femme, nulle importance) et isolé, qui n’a du reste aucun temps à y consacrer ? L’État et ses écoles ?
État des lieux
Pour condenser l’essentiel des réflexions présentées ci-dessus, on peut dire que la situation de rupture de la tradition, objectivement constatée dans notre société, et la « profanation » ou désacralisation du monde qui en est le corollaire[5], aboutissent à une société fonctionnaliste, qui fait fond sur un monde totalement homogène et non structuré. Fonctionnalisation et massification de la société allant de pair, nous nous trouvons dans le milieu le plus favorable à la prolifération des idéologies de masse diffusées par les média : en l’absence de fondement transcendant dans lequel s’ancrerait une tradition à valeur normative, ce sont les fluctuations de l’opinion publique qui fonctionnent désormais comme substitut de norme.
Nous ne pouvons à l’évidence pas désigner cette situation par le terme de totalitarisme – ce serait un abus de langage, depuis l’effondrement des systèmes totalitaires. Pourtant, le lien entre totalitarisme et démocratie moderne a maintes fois été souligné, si bien que l’un peut apparaître comme le revers de l’autre, comme l’ont suggéré nombre d’auteurs. Et à bien analyser le système social dans lequel nous évoluons, on remarque certaines similitudes structurelles entre le règle des idéologies, diffusées par les gouvernements et les média, dans nos démocraties, et le fonctionnement des régimes totalitaires – c’est la « dictature de la ouate », forme de crypto-totalitarisme démocratique, c’est-à-dire un totalitarisme qui ne dit pas son nom, mais qui en partage un certain nombre de traits.
La caractéristique structurelle principale est la verticalité de l’imposition de l’idéologie aux hommes, par opposition avec la structure plus complexe – à la fois horizontale et verticale, parce que fondée sur un rapport entre personnes (horizontalité) souvent asymétrique (verticalité) –, d’une transmission/tradition authentique.
La transmission se fait par le contact de personne à personne dans les familles, dans les communautés locales, dans les écoles libres – dans tous ces fameux « corps intermédiaires » qui structurent la vie sociale dans toutes les sociétés, sauf les sociétés totalitaires. L’idéologie au contraire s’impose de haut en bas, de l’Etat à l’individu, par l’intermédiare d’une administration tentaculaire. En France aujourd’hui, les idéologies officielles sont concoctées entre autres par le mal nommé ministère de l’ « Education » nationale, ou le superflu ministère des Droits des femmes – et toute personne qui dénoncerait le caractère idéologique de la propagande gouvernementale se voit accusé de propager rumeurs et fantasmes dépourvus de fondement. Tout ce qui se fait sous le triple étendard de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité/Tolérance appartient nécessairement au Camp du Bien et ne saurait jamais être que vrai et bon.
Quand aucune tradition et aucun cadre culturel commun ne structurent plus la réalité intersubjective, c’est la pensée unique qui occupe la place et s’étale dans cet espace uniforme.
Car comme l’écrivait déjà en 1859 John Stuart Mill dans De la liberté :«Une éducation générale et étatisée n’est qu’un appareil à façonner les gens pour qu’ils soient exactement semblables entre eux ; et le moule utilisé est celui qui plaît aux pouvoirs prépondérants dans le gouvernement, que ce soit un monarque, un clergé, une aristocratie, ou la majorité de la génération en cours, et dans la mesure où l’appareil est efficace et où il est réussi, il établit un despotisme sur les esprits qui, par une pente naturelle, conduit à un despotisme sur les corps. »
Je voudrais attirer l’attention ici sur trois aspects de ce problème : le fait que le gouvernement s’arroge le droit d’éduquer le peuple, et bientôt le monopole de l’éducation ; l’atomisme social et la destruction de la cellule familiale à laquelle se livre le gouvernement actuel ; la conception de la laïcité qui tourne à l’exclusion des religions de l’espace social. La question de la laïcité, et de la place que la religiosité humaine dans l’espace public étant extrêmement complexe et délicat à aborder, je ne développerai ici que les deux premiers points.
Quand le gouvernement prétend éduquer le peuple…
On a souvent glosé à propos de l’appellation du ministère de l’ « Education nationale », qui devrait selon certains être rebaptisé « ministère de l’Instruction publique » – les débats sont fondés, mais limités : la question plus vaste qui sous-tend la question des écoles publiques, est celle de la légitimité de la mission éducative que s’arroge le gouvernement à l’égard du peuple, « mission » qui s’exprime aussi bien à travers la teneur des manuels scolaires, les méthodes pédagogiques employées, et les idéologies diffusées sur les bancs des écoles, qu’à travers le façonnage de l’opinion publique par les ministères chargés de « faire » la culture commune – ministère de l’Education nationale, ministère de la Culture, ministère des Droits des femmes, etc. Un exemple récent de cette attitude est le « Concours égalité » lancé par Najat Vallaud-Belkhacem à destination d’un public jeune, 16-25 ans. Puisque la question est générale, nous essayerons de comprendre dans un premier temps quelques caractéristiques des idéologies démocratiques d’aujourd’hui, avant de considérer le cas plus concret de l’école publique et de la mission « éducative » de l’Etat.
Idéologies démocratiques
Le fonctionnement des idéologies en démocratie dépend de la structure du système démocratique lui-même, et en partage les fragilités. Le premier caractère marquant du système démocratique est son caractère auto-référentiel, particulièrement sensible dans les théories modernes du contrat social – c’est la société elle-même qui s’auto-constitue comme telle, et se donne à elle-même ses propres règles. Je citerai ici un passage du petit livre de Rémi Brague, Les Ancres dans le ciel, plus précisément le paragraphe qui traite de « La société immanente » :
« La société ainsi constituée, auto-constituée, est un espace essentiellement clos sur lui-même. La présence d’un élément extérieur fausserait tout. Cela se voit surtout dans nos sociétés démocratiques. Elles forment comme un espace plat, en ce sens que nul ne doit s’y trouver, dans la situation de départ, plus haut que les autres. L’espace social démocratique est clos parce qu’il est plat. L’extérieur doit être exclu. Et avant tout le Grand Extérieur, tout ce qui prétend valoir et s’imposer par soi. L’espace démocratique doit rester à l’intérieur de soi – en latin, être immanent. Tocqueville faisait remarquer que l’homme aristocratique était constamment renvoyé à quelque chose qui était placé en dehors de lui. L’homme démocratique, en revanche, ne se réfère qu’à lui-même. (…)
Cette clôture de la société sur elle-même est magnifiquement exprimée par une image fondamentale de la philosophie politique moderne. C’est celle de la vie sociale comme jeu et de la société comme un groupe de joueurs, de cartes par exemple, assis autour d’un tapis vert. Elle apparaît pour la première fois chez Hobbes, et est également présente chez Adam Smith qui parle du « grand échiquier de la société ». Elle se situe à l’arrière-plan de la théorie de la justice de John Rawls, qui construit, à titre de fiction très consciente, une situation initiale analogue à la donne des cartes entre joueurs. Or donc, le jeu ne peut pas se développer selon ses propres règles et en respectant la condition de départ si de nouveaux joueurs ne cessent d’entrer dans la salle et de s’asseoir autour de la table.
Cette fiction a une grande valeur pédagogique là où il s’agit de comprendre comment fonctionne la société, ou comment elle devrait le faire. En revanche, elle ne correspond pas du tout à la situation concrète de l’humanité. Celle-ci, en tant qu’espèce animale, ne peut subsister que si, justement, elle remplace les morts par de nouveaux vivants. Pour garder mon image, elle n’arrête pas de faire entrer de nouveaux joueurs au fur et à mesure que d’autres s’éclipsent. Pour continuer à être, il lui faut produire de l’Etre. Et elle ne peut le faire à partir de rien d’autre qu’elle-même. » (Les Ancres dans le ciel, Flammarion 2013 p. 60-62)
On retrouve ces caractéristiques lorsque l’on analyse les idéologies démocratiques, en particulier à notre époque postmoderne. Le caractère auto-référentiel de l’idéologie est évident : lorsqu’aucune instance extérieure n’est reconnue comme source de connaissance ou critère de vérité (que cette instance soit la nature, Dieu ou les ancêtres), la pensée de l’homme se clôt sur elle-même, avec pour seul critère de validité la cohérence interne du propos – rejoint ce qui a été dit ci-dessus. Ladite « théorie du genre » en est un exemple frappant, mais on peut aussi étendre cette considération aux différentes idéologies égalitaires[6], libertaires, déconstructionnistes, etc. et plus radicalement aux idéologies des systèmes totalitaires du XXe siècle, idéologies marxistes, national-socialiste, etc. Quel que soit le degré d’occultation et de transformation de la réalité par ces idéologies, c’est toujours les mêmes caractéristiques générales, sous des habillages et à des degrés différents. Manque la référence à un fondement transcendant – qui ne veut pas dire forcément divin. Quand la pensée est autoréférentielle et autonormée, peut-elle encore prétendre être vraie alors que c’est elle qui s’assigne ses propres critères ? Inutile d’insister sur la différence radicale qui sépare cette structure auto-référentielle de l’idéologie moderne, de celle des traditions de pensée qui se réfèrent toujours à une forme d’absolu, situé au-dehors du jeu social.
Ces réflexions mettent en lumière le manque de légitimité des idéologies modernes dès qu’elles prétendent s’imposer à une population : de quel droit imposer telle ou telle idéologie à une société, alors que cette idéologie ne repose que sur elle-même et qu’elle n’est portée que par une partie de la société, celle qui détient un pouvoir qui ne repose que sur le vote de la moitié de la population, sur base de malentendus et de batailles électorales ? Encore une fois, le cas de la « théorie du genre » est emblématique – cette école de pensée n’est pas même majoritaire au sein de la population, elle est portée par un gouvernement, à l’initiative de groupes minoritaires, et c’est seulement parce que ce gouvernement a été élu à la majorité pour de tout autres motifs qu’elle peut s’imposer via les organes de gouvernement. Cette situation aboutit naturellement à une imposition verticale de l’idéologie par la minorité au pouvoir qui, au moment où impose l’idéologie, cesse d’être représentative de la majorité silencieuse des électeurs, puisque le vote des électeurs répondait à des motifs parfois radicalement étrangers à cette idéologie.
Eduquer la jeunesse, une mission d’Etat ?
Dans ces conditions, il est particulièrement inquiétant de voir l’Etat s’auto-investir d’une mission éducative vis-à-vis de la population, en particulier de la frange la plus jeune de cette population. Hannah Arendt souligne que l’on ne peut pas instrumentaliser la jeunesse pour transformer la société de demain sans anéantir le potentiel de renouvellement, et donc d’incontrôlable, que recèle la jeunesse. Mettre la main sur la jeunesse est la première caractéristique d’un fonctionnement totalitaire – capter les forces vives de la nation au profit d’un projet politique et idéologique, en les arrachant au besoin à leurs « déterminismes familiaux ».
Cette posture éducative de l’Etat est sensible dans le domaine de l’Education nationale – par l’intitulé du ministère d’abord, et par les pratiques constatées au sein de l’institution. Cette pratique n’est pas propre au gouvernement socialiste – on avait déjà vu l’interventionnisme d’Etat en pratique dans les manuels scolaires, les conseils de lecture et autres, sous le gouvernement Sarkozy. Mais on retrouve aujourd’hui cette même posture, évidemment problématique, dans les pratiques du ministère des Droits des femmes : je pense notamment aux ABCD de l’Egalité, au concours Egalité qui s’adressait récemment aux 16-25 ans. Le projet de loi-cadre Egalité Femmes-Hommes également, dont nous travaillons actuellement à mettre en lumière les ressorts idéologiques.
Atomisation sociale et incapacité à transmettre
Le phénomène d’atomisation sociale, corrolaire de l’individualisme post-moderne et de la logique crypto-totalitaire du tout-à-l’Etat démocratique, est un phénomène marquant de nos sociétés, dans toutes ses dimensions. Il est inutile d’insister sur un thème qui a fait couler des fleuves d’encre – je me contenterai de donner l’essentiel pour mon propos d’aujourd’hui : la rupture des liens sociaux intermédiaires fait disparaître des espaces de partage, de communauté de vie, etc. où s’opérait une transmission horizontale. C’est le cas particulièrement aujourd’hui de la famille : dans une société où l’épanouissement et le bien-être individuels prime, on s’autorise de briser sa famille et le cadre de vie de ses enfants en faveur de sa propre « réussite sentimentale » et personnelle. La structure familiale n’a plus de valeur par elle-même mais seulement si elle assure l’épanouissement des conjoints et enfants pris individuellement. Par conséquent, quand ça ne « marche » plus, on brise et recompose, dans l’espoir de trouver un jour la bonne combinaison. Les conséquences en matière de transmission sont lourdes, et multiples. La plus dramatique est sans doute la dissolution des repères familiaux et affectifs selon lesquels se structure la personnalité, le psychisme, mais aussi la vie intellectuelle et la mémoire de l’enfant : la transmission intergénérationnelle suppose un cadre stable, un climat de confiance, et un ensemble de repères normalement donnés par la structure de la vie familiale et par l’éducation reçue des parents ; briser cette structure stable, c’est compromettre, souvent définitivement, la structuration intérieure de l’enfant.
Différents mesures, pêle-mêle, concourent à cette individualisation des rapports humains au détriment des liens familiaux : la disparition de la civilité « Mademoiselle » du vocabulaire administratif, bientôt suivie par la disparition du nom d’épouse (sauf demande expresse de l’intéressée), la dissolution du foyer fiscal projetée par le gouvernement, les redéfinitions du mariage et des différentes formes de couples reconnues par la société, l’accélaration et la facilitation des procédures de divorce, etc. Dans une société minée par l’instabilité familiale, les divorces à répétition, les recompositions de familles, etc., le rôle du gouvernement ne serait-il pas justement d’essayer d’inciter à davantage de stabilité plutôt que d’ « accompagner » les changements de société en les accentuant ? La façon dont est traitée la question des congés parentaux et des gardes d’enfants est également symptomatique de cette individualisation des rapports : ce qui est chaque fois examiné, c’est le fonctionnement d’un couple et de ses enfants pris isolément, comme si la famille devait se limiter au couple, sans prise en compte de solidarités familiales élargies qui ont disparu des mentalités communes.
Un lien est ici à faire avec la deuxième partie de cet exposé : la destructuration de la cellule familiale va de pair avec la radicale désacralisation du mariage et des liens familiaux. Les liens sont affectifs, juridiques, biologiques, mais n’impliquent plus de dimension sacrée. Ils peuvent donc être rompus sans transgression aucune, dans le meilleur des cas sur base d’un consentement commun. La rupture du lien peut être considérée comme un tort ou un dommage à autrui, mais n’engage plus aucun rapport au sacré – c’est un acte perturbant et destabilisant émotionnellement, une trahison parfois, sans plus.
Dans le même ordre d’idées, la désacralisation des liens familiaux induit la rupture du lien avec les ancêtres, et la perte du sens du respect dû aux anciens, aux vieux, qui était caractéristique de nos sociétés. Le vieillard, autrefois mémoire vivante de la société, n’a plus aujourd’hui aucun rôle social reconnu et valorisé, il est hors-jeu, individu en bout de course qui n’assure désormais aucune rentabilité à la société, mais la parasite au contraire.
Les moments forts de la vie de famille – repas en commun, fêtes de famille, rites de passage (passage à l’âge adulte, mariage, premier enfant, etc.), veillées d’hiver dans les sociétés rurales, fêtes traditionnelles de l’année, etc., structuraient le temps familial et étaient autant d’occasions d’échanger et de transmettre. La désacralisation de ces temps forts représente une perte considérable pour la transmission de la mémoire des familles, et amoindrit les liens de solidarité entre la famille élargie.
En guise de conclusion
La transmission aujourd’hui ne va plus de soi. Rendue problématique par la rupture de la tradition et la désacralisation de la société, elle est mise à mal par la mainmise idéologique de l’Etat et des faiseurs d’opinion sur les individus, et par l’atomisation croissante de la société, en particulier la dissolution des liens familiaux, qui entraîne une réelle incapacité à transmettre.
Pour une transmission réussie, autrement dit pour assurer la continuité et le renouvellement de notre civilisation, le renforcement de la cellule familiale est la première des urgences. A défaut d’une politique favorable, les familles doivent prendre pleinement conscience de leur responsabilité sociale, et les parents assumer consciemment leur rôle de transmission auprès de leurs enfants, dont personne ne peut légitimement se charger à leur place – qu’ils prennent conscience qu’ils sont, pour reprendre l’expression d’H. Arendt, « responsables de la continuité du monde » devant leurs enfants. Une véritable revalorisation du rôle social des pères et des mères est nécessaire, contre les stéréotypes de réussite individuelle et professionnelles, contre la logique de l’immédiateté dans laquelle baigne notre société. Dans cette même logique, les parents doivent pouvoir jouir d’une pleine liberté quant à l’éducation de leurs enfants, face aux dérives idéologiques et aux prétentions éducatives des gouvernements actuels.
Prendre le risque de la famille, confier à la femme plutôt qu’à l’Etat le soin des générations à venir et la transmission des valeurs fondatrices, c’est faire le pari de la liberté – et voir renaître l’incontrôlable en l’homme.
[1]Mais placer Kierkegaard, Marx et Nietzsche comme marqueurs d’une fin de la tradition ne revient-il pas à généraliser indûment les événements de l’histoire de la pensée à l’ensemble de la vie humaine ? Pourquoi considérer ces trois auteurs comme des reflets plus fidèles de l’état des esprits, et plus « prophétiques » que d’autres ?
[2]Cette façon de considérer l’histoire comme une succession de phases considérées comme des totalités susceptibles d’abolissement est discutable : elle provient d’une philosophie de l’histoire teintée de substantialisme et d’hégélianisme. La tradition est ici vue comme un bloc, une chose qui aurait un début et une fin, et n’existerait plus du tout une fois abolie par l’Histoire – elle ne pourrait plus être d’aucun recours pour le présent, et il n’y aurait aucun sens à vouloir en renouer les fils rompus. Considérer « la Tradition » comme un phénomène du passé désormais inefficient et inatteignable relève donc, peu ou prou, d’une philosophie de l’histoire de ce type.
[3] En Europe occidentale, on est frappé de constater qu’à l’époque carolingienne, la seule femme à avoir légué un écrit à la postérité l’ait fait en vue de transmettre à son fils ce qui lui semblait essentiel – c’est le Manuel pour mon fils de l’aristocrate Dhuoda.
[4] Une des difficultés étant aujourd’hui que personne ne semble plus être porteur d’une légitimité particulière, que personne n’a à proprement parler de mission éducative, puisqu’une mission est un devoir que l’on reçoit d’en-haut. L’éducation n’est donc plus aujourd’hui qu’une prérogative que l’on s’auto-attribue.
[5] chercher à savoir lequel précède ou cause l’autre, ça serait poser l’éternel problème de la poule et de l’œuf – je n’entre donc pas ici dans ce débat.
[6] Idéologies, puisque l’égalité entre les individus, outre l’égalité de nature, n’est jamais une donnée de la réalité, mais une institution et une décision humaine comme l’égalité devant la loi, voire une simple vue de l’esprit dans les formes plus idéologiques de la pensée égalitaire.