In a different voice de Carol Gilligan

La hiérarchie et la trame :
Interprétation du livre de Carol Gilligan In a different voice

Le livre fondateur de Carol Gilligan, In a Different Voice : Psychological Theory and Women’s Development, inaugura en 1982 ce que l’on a depuis appelé « les théories du Care ». Dans le cadre de notre travail sur ces théories, nous vous livrons ici notre réflexion sur l’ouvrage inaugural de Carol Gilligan, dont le propos recèle des éléments de critique sociale constructive qu’il est intéressant de connaître.

Rappel : Les Antigones mènent depuis 2014, dans le cadre des conférences de l’antenne parisienne, une réflexion suivie sur les théories du Care. Pour une introduction détaillée à ce thème, retrouvez ici notre première publication sur le sujet.

Vous pouvez aussi lire notre réflexion en pdf : Interprétation de In a different voice de Carol Gilligan par les Antigones

Dans leur version originelle, les théories du Care sont des théories féministes différencialistes : elles posent en principe qu’il y a deux manières différentes d’envisager le monde, l’une (masculine) fondée sur la théorie des droits individuels et de l’égalité, soit une éthique universelle de la justice, une autre (féminine) fondée sur l’interdépendance et le souci de l’autre, soit une éthique de la responsabilité. C’est cette veine différencialiste, celle qui gêne le plus les théoriciennes françaises – plus perméables aux diverses théories féministes indifférencialistes –, que nous avons choisi d’envisager ici. Nous aborderons ce sujet en lien avec le thème de ce mois de juin 2014, qui est celui de l’éducation.

Le livre de Carol Gilligan, traduit en français en 1986 sous le titre : Une voix différente, pour une éthique du Care, est une critique des théories du développement humain élaborées par les psychologues, de l’enfance à l’âge adulte. L’auteur remarque que ces théories sont échafaudées sur un schéma masculin, rendant incompréhensible la voix des femmes qui ne peut être interprétée selon ce schéma. Elle cherche par conséquent à lancer des pistes pour dégager la cohérence de cette voix féminine : une morale féminine qui aurait sa consistance propre en regard d’une morale masculine universaliste.

Son projet essentiel est de renouveler les théories du développement humain pour qu’elles incluent ces deux perspectives, pour qu’on ait une vision complète de l’homme et de son développement. Carol Gilligan se défend pourtant de vouloir généraliser quoi que ce soit à propos de la femme ou de la féminité, devançant en cela la critique des féministes indifférencialistes ; elle n’en trace pas moins plusieurs pistes intéressantes pour penser la féminité, à partir d’observations empiriques. C arol Gilligan ambitionne ainsi une théorie du développement qui inclurait les deux perspectives, celle qu’elle attribue aux hommes, et celle qu’elle a constatée empiriquement chez les femmes.

Nous exposerons dans un premier temps les trois points de départ critiques de la pensée de Gilligan, pour restituer ensuite l’essentiel de sa démarche et de ses conclusions les plus intéressantes de notre point de vue. Nous proposerons enfin une interprétation de ses intuitions, en lien avec notre thème du mois (transmettre par l’éducation) et le projet général des Antigones.

1. Les points de départ critiques

Carol Gilligan part de trois postulats qui vont s’élargissant : critiquant tour à tour le freudisme, puis la tradition psychologique dans son ensemble, et enfin la culture occidentale moderne dans son ensemble, elle entend poser par petites touches les jalons d’un renouvellement de nos théories psychologiques et sociales. Partant d’une critique localisée, le livre de Carol Gilligan touche par ricochet la philosophie politique dans son ensemble.

  • Critique de l’idéologie freudienne : la femme comme homme mutilé

Le premier point de départ critiqué par Carol Gilligan est le postulat selon lequel la femme se ressent comme un homme mutilé. Pour Freud, la femme découvre sa différence avec l’homme de façon très matérielle et sexuelle : elle fait l’expérience d’une absence de pénis. Freud est radical : il va jusqu’à parler d’une cicatrice quand il évoque la manière dont la femme perçoit son sexe. Elle vivra donc sa sexualité féminine comme une castration, dans la conscience d’un manque et dans la jalousie vis-à-vis de l’homme, car elle se perçoit comme un homme diminué.

Partant de cette fiction, Freud se livre à une dérivation systématique de la féminité à partir de la masculinité : mutatis mutandis, la femme fonctionne comme l’homme, mais de manière amoindrie, incompréhensible, car sous-développée par rapport à l’homme – on croirait revenir aux théories platoniciennes de la féminité ! Exemple-type : le complexe d’Œdipe, qui est un schéma masculin. En se différenciant de sa mère et en se positionnant dans l’opposition par rapport à son père (mythe de l’inceste avec la mère suivi du meurtre du père), l’enfant constitue peu à peu son surmoi (normes sociales, théories de la justice, etc.) Or on remarque chez les petites filles un attachement préoeudipien très fort, ce qui, selon Freud, induit chez elle un problème de développement du surmoi. Parce qu’elle ne parvient pas à poser ni à résoudre clairement le complexe d’Œdipe, la fille puis la femme ne sera pas capable d’accéder à une vision de la justice et de la morale aussi claire, neutre et universelle que l’homme, puisque son surmoi ne sera pas bien développé. Au bout du compte Freud considère que la femme a un sens de la Justice atrophié de par son incapacité à se détacher des relations humaines primordiales qui se nouent au sein de la famille, et en particulier de la figure de la mère.

L’échec de la théorie freudienne dans l’interprétation de la féminité – Freud n’arrive pas à penser la femme dans des termes spécifiquement féminins – aboutit à l’idée que c’est la femme qui échoue dans son développement : on n’arrive pas à la penser, il est donc plus simple d’en conclure qu’elle est inférieure, moins développée, bloquée dans l’enfance puisqu’elle n’arrive pas à accéder au même sens de l’universalité que l’homme. La femme serait dépourvue de sens moral universel.

C’est d’abord à ce problème de grille interprétative que s’attaque Gilligan, qui mobilise ici particulièrement les analyses de Nancy Chodorow – psychanalyste américaine, qui cherche précisément à remettre en question ce regard de Freud sur les femmes, en revalorisant la logique de l’attachement qui les caractérise dans la tradition psychanalytique.

  • Critique des postulats de la psychologie : l’individuation par séparation

Le deuxième point de départ critiqué par Carol Gilligan découle du premier : il s’agit du primat de l’individuation par séparation dans les théories du développement, héritières du complexe d’Œdipe freudien. Gilligan s’oppose ici frontalement à son professeur, Lawrence Kohlberg, auteur d’une échelle du développement moral de l’enfant qui prend pour base ce schéma freudien d’individuation par séparation. Le développement moral de l’enfant irait, selon lui, de l’attachement primaire et affectif à une conception universelle et dépersonnalisée des droits, caractéristique d’un surmoi bien développé. Gilligan s’aperçoit, en observant les pratiques de son professeur, que ce dernier est aveuglé par sa propre grille interprétative : il s’avère incapable de comprendre ce que les femmes disent de leurs propres expériences morales.

Gilligan relate une anecdote emblématique de cette incapacité. pmme de Heinz.re grille interprétative:rofesseur, que ce dernier Freud sur les femmes, en revalorisant la logique de l’neLawrence Kohlberg pose à deux enfants de 11 ans le dilemme de Heinz : Heinz est un homme dont la femme est très malade, en danger de mort, auquel un pharmacien refuse de vendre le médicament qui pourrait sauver sa femme parce que Heinz n’a pas l’argent pour l’acheter. Heinz doit-il voler le médicament pour sauver sa femme, ou doit-il laisser mourir sa femme pour respecter la loi et les droits du pharmacien ? Jake, le petit garçon, répond de façon abstraite et universelle que, de toute évidence, la vie de la femme de Heinz est bien plus importante que l’argent que pourrait gagner le pharmacien avec ce médicament, et qu’il est donc parfaitement légitime que Heinz vole le médicament. Amy part d’un point de vue différent : oui la vie de la femme de Heinz est plus importante, mais s’il vole le médicament, peut-être qu’il se fera arrêter et qu’il ne pourra pas donner le médicament à sa femme – non seulement sa femme va mourir, mais en plus il sera en prison et ne pourra plus être auprès d’elle. Est-ce vraiment la bonne solution ? Peut-être pourrait-il plutôt réussir à convaincre le pharmacien ? Amy contextualise beaucoup plus, elle insère le problème dans un réseau de relations humaines très concrètes. Nous avons donc affaire à deux points de vue très différents : Amy et Jake ne situent pas la question sur le même plan. Kohlberg essaie de faire comprendre à Amy qu’elle a tort, qu’elle n’a pas compris la question : il faut abstraire, le problème est simple, c’est pour lui un problème de légitimité de l’acte. Or Amy n’arrive pas à se placer sur ce plan-là. Kohlberg multiplie les questions et la petite fille se retriuve totalement désemparée, elle finit par douter d’elle-même et ne plus comprendre ce qu’on lui demande. Kohlberg en conclut qu’elle n’a pas compris, qu’elle est sous-développée par rapport à Jake, qu’elle ne sait pas poser les problèmes comme il faut.

La réponse d’Amy peut être éclairée par le point de vue d’Edith Stein : cette philosophe considère que les femmes sont spécifiées par l’attention au vivant et au personnel, et par la tendance à la complétude et à l’homogénéité. C’est exactement ce qu’on observe ici dans la réaction d’Amy : elle considère en priorité les relations personnelles entre les différents protagonistes, et considère ce problème comme une globalité – la vie concrète, les problèmes moraux, les relations interpersonnelles sont étroitement intriquées et indissociables. Elle est incapable de considérer la morale comme une sphère autonome et spécialisée qui serait indépendante de ses conditions concrètes de réalisation. Comme Kholberg part d’un schéma différent, il ne peut comprendre cette logique. Pour Gilligan, C’est donc la grille d’interprétation qui doit être revue – il faut commencer, tout simplement, par ess ayer de comprendre la logique qui s’exprime chez Amy.

  • Critique du modèle social occidental : l’individualisme égalitariste

Le troisième point de départ de Gilligan est une critique du primat de l’individu et de l’égalité abstraite dans les sociétés occidentales modernes. Elle remarque le fait que la plupart des théoriciens du développement humain ne questionnent pas l’idéologie ambiante des sociétés occidentales : ils considèrent comme acquise l’idée que la réalisation de l’homme, c’est de devenir un individu autonome, qui se réalise personnellement éventuellement au détriment des autres, tant est respectée la limitation réciproque des libertés et des individualités. Soit un principe de justice abstraite et strictement individualiste. Sans recul par rapport à cette idéologie individualiste, les théoriciens ne sont donc pas capables de comprendre qu’il peut y avoir deux manières différentes d’envisager les relations humaines et la société dans son ensemble. Gilligan cite ici comme exemple l’idéal de la réussite professionnelle : la réussite professionnelle individuelle au détriment des autres peut être considérée comme une réussite par les hommes, mais elle est vécue la plupart du temps comme un échec par les femmes, pour qui elle signifie une rupture des relations humaines. Gilligan développe à partir de là une remise en cause, ou à tout le moins une certaine distanciation vis-à-vis des principes qui régissent la société occidentale.

2. Démarche et conclusions

Pour appréhender à sa juste valeur la portée de l’ouvrage de Carol Gilligan, il nous faut dans un premier temps exposer sa démarche et sa méthode, avant de souligner ce qui nous semble être ses résultats les plus intéressants.

  • Ce que n’est pas le livre de Carol Gilligan

Première remarque importante : le livre de Gilligan est un ouvrage de vulgarisation, et non un ouvrage véritablement scientifique – l’absence de notes de bas de page saute aux yeux dès la première lecture. Surtout, les échantillonnages de population utilisés par Gilligan pour mener ses enquêtes ne sont pas représentatifs : elle choisit des personnes issues de son entourage, donc… des étudiantes en droit et en morale, majoritairement blanches, aisées et intelligentes, jeunes dans l’ensemble. On ne peut donc pas tirer de ses enquêtes des résultats scientifiques qui vaudraient pour toutes les femmes. Au reste, Carol Gilligan ne cherche pas à aller jusqu’à ce niveau de généralisation. Sa prétention se limite à montrer qu’il y a des témoignages qui ne sont pas lisibles avec les grilles interprétatives de Kohlberg et consorts. Elle lance un certain nombre de pistes, qui ne sont toutefois pas exploitables scientifiquement.

  • Méthode et enquêtes

Carol Gilligan conduit trois enquêtes au cours desquels elle s’efforce d’adopter une démarche inverse de celle de Kohlberg : son propos est de capter la spécificité et la logique propre de chaque personne interrogée. Elle ne part pas d’un schéma abstrait, mais se sert au contraire du langage propre que les personnes utilisent pour se décrire. Il s’agit donc en somme d’un travail de retranscription du langage et de restitution de la logique propre de chaque personne interrogée.

1. Enquête sur le développement moral d’étudiants de collège et d’université

2. Enquête sur la décision d’avorter, moment de crise où la femme est à même de se découvrir et de prendre ses propres responsabilités. Au moment de prendre cette décision, la femme vit le conflit entre les relations interpersonnelles et son individualité, ses droits propres. C’est donc selon Carol Gilligan une situation idéale pour étudier la façon dont la femme se conçoit, conçoit la morale et la responsabilité.

3. La troisième est une enquête plus vaste sur la manière dont les gens perçoivent l’éthique des droits et l’éthique des responsabilités (du Care), enquête réalisée auprès d’un large échantillonnage de la population. A toutes ces personnes, elle pose des questions sur la conception qu’ils ont d’eux-mêmes et de la morale, sur les expériences de conflit et de choix qu’ils ont pu vivre, et enfin sur des dilemmes moraux hypothétiques comme le dilemme de Heinz.

  • Conclusions les plus intéressantes

Les conclusions les plus intéressantes de ces enquêtes sont les suivantes.

  1. Les deux morales

La différenciation entre deux types d’éthiques, l’une plutôt associée aux femmes, et l’autre aux hommes :

  • L’idéologie morale des droits, forme de morale égalitaire et individualiste attribuée aux hommes. « L’égalité entre soi et autrui et la justice sont les deux principes qui animent l’idéologie morale des droits. Cette conception de la morale est une manifestation de respect réciproque, et son objectif est d’établir un juste équilibre entre les revendications de chacun. » Cette forme de morale serait volontiers masculine, la tradition psychologique admettant que les hommes seraient plus portés vers l’individuation, la séparation, l’abstraction des relations humaines.

  • L’éthique de la responsabilité et du soin d’autrui (care), associée aux femmes. « L’éthique de responsabilité est fondée sur une notion d’équité qui reconnaît des différences dans les besoins de chacun, et cette compréhension conduit à la compassion et à la sollicitude (care). Le contrepoint de l’identité et de l’intimité qui ponctue la période située entre l’enfance et l’âge adulte s’exprime à travers deux morales différentes ; leur complémentarité est la découverte de la maturité. »

  1. Complémentarité de ces deux voix

Ce ne sont donc pas pour Carol Gilligan deux morales antagonistes. Si les deux points de départ diffèrent, en grandissant hommes et femmes convergent, se complètent l’un l’autre pour aboutir à une vision beaucoup plus équilibrée qui concilie les deux types d’éthique dans une intégration réciproque. A noter que Carol Gilligan emploie le terme même de complémentarité pour décrire la relation normale entre ces deux formes d’éthique. Ces deux voies sont pour elle indispensables pour obtenir une vision complète de l’Homme.

« La place de la femme dans le cycle de vie de l’homme a été celle de nourricière, de gardienne et de collaboratrice, celle qui tisse la trame de tous ces rapports humains, trame sur laquelle elle s’appuie à son tour. Mais tandis que les femmes ont pris soin des hommes, les hommes ont eu tendance, dans leurs théories de développement psychologique comme dans leurs organisations économiques, à s’arroger ou à dévaluer cette préoccupation. Quand l’accent mis sur l’individuation et sur la réussite individuelle se prolonge dans la vie adulte et que la maturité est assimilée à l’autonomie personnelle, le souci de l’autre et des rapports humains apparaît plutôt comme une faiblesse que comme une force humaine. » A cette vision de l’homme déséquilibrée parce que dominée par une éthique trop unilatérale, Gilligan oppose la convergence des deux morales, pour que l’idéologie des droits individuels et le souci de l’autre soient considérés comme des forces qui convergent.

Pour étayer cette vision, elle emploie un couple d’image fort, symbolisant la vie sociale telle qu’elle est perçue à partir de ce double point de vue. Elle explique que l’homme a une conception de soi positionnelle : il se conçoit par rapport aux autres personnes dans le monde et notamment par la place qu’il occupe dans la société (taille, âge, profession, place dans la hiérarchie, etc.) alors que la femme a une conception de soi plus personnelle : parle de ses liens humains, de ce qu’elle aimerait réaliser pour les autres, etc. Carol Gilligan emploie deux images pour illustrer cette idée : l’homme aurait une vision hiérarchique de la société et aspirerait à atteindre le sommet de cette hiérarchie, tandis que la femme verrait la société comme une trame, un réseau de relations dont elle chercherait à devenir le centre. Ces deux images caractériseraient les visions du monde masculine et féminine.

N.B. Malgré l’emploi fait ici des adjectifs « masculin » et « féminin », Carol Gilligan affirme elle-même que ce qui l’intéresse n’est pas tellement de définir le masculin et le féminin, mais de définir deux visions du monde concurrentes et complémentaires. C’est donc le thème qui l’intéresse, et non la sexuation. Toutefois, elle constate empiriquement que dans les faits, telle vision se rattache plutôt à des hommes, telle autre plutôt à des femmes. Carol Gilligan cherche sans doute ici à se protéger d’avance des attaques des féministes indifférencialistes : loin d’elle la volonté de définir une quelconque nature ou essence féminine…

  1. Des conséquences épistémologiques radicales

Pour défendre la cohérence de ces deux approches, Carol Gilligan s’appuie sur le contextualisme, courant philosophique développé au sein de la philosophie analytique aux Etats-Unis. Vous trouverez ici une introduction succincte à cette notion, et ici un résumé plus approfondi de ce courant en philosophie morale.

La théorie contextualiste, largement exploitée par les courants féministes aux Etats-Unis, peut apporter des ressources précieuses pour penser la double vision du monde de l’homme et de la femme : elle permettrait d’étayer l’idée qu’hommes et femmes ont deux façons de voir les choses différentes, avec deux façons de parler différentes, mais valides chacune dans son ordre propre. L’enjeu que chacun apprenne à reconnaître cette validité propre du discours d’autrui pour aboutir à une vision du monde équilibrée, respectueuse d’autrui, complète.complète.spectueuse d’autrui. du mondeee chacun apprenne à reconnaque approche estentes, mais valides chacune dans son ordre

Mais Carol Gilligan ne s’en tient pas là : l’intégration de la vision du monde attribuée aux femmes implique selon elle un changement radical de paradigme épistémologique. Laissons-lui la parole sur ce point : « Une des questions les plus pressantes à l’ordre du jour pour la recherche sur les développements adultes est de décrire dans leur propre langage l’expérience de la vie adulte des femmes. Le travail que j’ai effectué dans cette direction indique que pements adultes est del’inclusion de l’expérience féminine apporte une nouvelle perspective sur les relations humaines qui change le fondement même de l’interprétation du développement. Le concept de l’identité s’élargit pour inclure l’expérience de l’interdépendance. Le domaine moral s’étend également et inclut la responsabilité et la sollicitude dans les rapports interpersonnels. L’épistéologie sous-jacente change en conséquence : fondée auparavant sur l’idéal grec de la connaissance, pour qui elle était une correspondance entre l’esprit et la forme, elle repose maintenant sur la conception biblique de la connaissance qui la définit comme un processus de relations humaines ». La remise en question des postulats de la philosophie va donc très loin chez Gilligan. Elle implique un changement radical dans notre conception de l’acte de connaissance. Pour l’idéal biblique tel qu’il est interprété par Gilligan, la connaissance est une entrée en contact avec les êtres qui nous entourent, une communion qui nous permet de connaître non seulement par l’intellect, mais aussi par le cœur. C’est le mode cognitif privilégié pour comprendre cette « voix différente » qui est le thème de son livre.

L’intégration de ces deux voix permettrait « une vision plus créatrice de la vie », résultant de la compréhension et du respect de cette complémentarité.

3. Interprétations

A partir de ces quelques réflexions, nous pouvons à présent esquisser quelques interprétations susceptibles de s’intégrer dans la réflexion des Antigones – celle concernant le thème de ce mois (transmettre par l’éducation), celle de notre groupe de travail sur les théories du Care bien entendu, mais encore, plus largement, des conclusions permettant d’enrichir la réflexion concernant le masculin et le féminin ainsi que leur portée sociale.

  • Éducation

  1. L’importance de la mère

Reprenons ici quelques intuitions de Nancy Chodorow, psychanalyste américaine citée plus haut dans cette étude. Cette dernière souligne en effet l’importance cruciale de la mère pour façonner cette vision du monde féminine. Selon Nancy Chodorov, c’est entre 0 et 3 ans que les identités sexuelles se mettent en place ; l’identité de la petite fille va être définie par la relation qu’elle entretient avec sa mère, et par tout le réseau de relations proches qui se tissent autour d’elle au sein de la famille. Etant donné que la mère est plus proche de ses enfants, qu’elle est moins extérieure, qu’elle tisse la vie de tous les jours par une relation quotidienne avec ses enfants, la petite fille va élaborer une vision très relationnelle de soi et du monde, parce qu’il y a eu précisément ce rôle de la mère fondé sur l’attachement pendant les premières années de la vie. Au contraire, le petit garçon va avoir tendance à se regarder lui-même et à regarder le monde d’une manière plus extérieure, parce que le père est plus extérieur à la vie intime de la famille : il est davantage impliqué dans les relations professionnelles, davantage projeté dans le monde, etc. C’est cette disparité des rôles sexuels dans les premières années de la vie qui va permettre à garçons et filles d’explorer des voies différentes dans la manière de comprendre le monde et les relations humaines. Si on part de ce point de vue-là, la mère aurait un rôle essentiel pour transmettre à la petite fille cette vision du monde fondée sur les relations humaines, et qui est indispensable pour avoir une conception équilibrée de la société et de l’humanité dans son ensemble.

  1. Ne pas brimer

Mais le rôle de la mère dans les premières années de l’enfance, s’il est crucial, n’est évidemment pas suffisant. Il s’agit ensuite de donner toute liberté à l’enfant de développer ses facultés, sa sensibilité, sa vision du monde, selon les caractéristiques qui lui sont propres. Si on part du principe qu’il y a deux voies différentes dans le développement des enfants, des adolescents et plus tard des adultes, il va s’agir de ne pas brimer ces différences, de les prendre en compte dans l’éducation et d’adapter cette dernière aux différences sexuées. Et le fait est que le mode éducatif prôné par la société actuelle est foncièrement indifférencié, et ne peut donc que brimer les tendances sexuées des élèves, tout particulièrement celles des filles en raison de l’histoire même des établissements scolaires, qui ont, dans leur majorité, été originellement pensés sur un modèle masculin. Ce problème avait déjà été soulevé ici lors d’une intervention de Thérèse Hargot Jacob, qui témoignait, à propos d’un lycée parisien réputé : « On a accepté les filles dans cet établissement, mais on n’a absolument rien fait pour adapter l’enseignement aux filles », alors qu’elles n’ont pas forcément les mêmes besoins, les mêmes approches, etc. Il y a donc tout un travail à faire pour repenser l’éducation, pour pouvoir prendre en compte les différences sexuées et les valoriser.

Une expérience intéressante est citée par Gilligan à ce titre. Lever, psychologue américain, étudie les jeux des enfants dans l’idée que ces jeux reflètent la manière dont les enfants vont apprendre à structurer leurs relations humaines, qu’ils sont ce qui va préparer leur inclusion ensuite dans le monde des adultes. Il observe deux manières différentes de jouer chez les enfants. Chez les garçons le jeu est très collectif, fondé sur des règles de jeu que tout le monde doit respecter ; ils s’intéressent tout particulièrement à la résolution des conflits : lorsqu’il y a conflit, ils ne vont surtout pas arrêter le jeu, ils vont au contraire chercher à appliquer les règles pour vérifier qui a tort, qui a raison, etc. Au contraire les petites filles vont avoir tendance à faire des jeux plus intimes, avec un plus petit groupe de personnes, et vont tout de suite arrêter de jouer dès qu’une dispute vient briser les relations humaines.

Partant de ce constat, Lever considère que le modèle masculin de jeu est le meilleur, parce qu’il remplit les conditions indispensables de réussite dans le monde moderne des affaires. On retrouve donc ici cette absence de distance par rapport aux conditions de vie dans notre société actuelle, signalée plus haut : les jeux des enfants sont jugés selon ce qu’on attend des adultes dans la société occidentale actuelle. Au contraire, la sensibilité, le souci des sentiments d’autrui, la capacité de se mettre à la place des autres qui grandit chez les petites filles grâce à leurs jeux ont peu de valeur dans le monde du travail et peuvent même entraver leurs carrières. La conclusion du psychologue est donc, tout simplement, qu’une petite fille doit apprendre à jouer comme un garçon pour ne pas être dépendante des hommes dans sa vie future. Tentative superbe d’éviter à tout prix la dépendance entre les êtres, notamment chez les femmes !

Lever conclut donc que les petits garçons acquièrent grâce à leur jeu à la fois l’indépendance et les qualités d’organisation dont on a besoin pour coordonner les activités de grands groupes hétérogènes de personnes. Les situations compétitives contrôlées et approuvées par la société auxquelles ils participent leur permettent d’acquérir un esprit de compétition relativement sain et honnête : ils apprennent selon les règles du jeu à jouer avec leurs ennemis et à rivaliser avec leurs amis. Les fillettes ont en revanche tendance à jouer par petits groupes plus intimes, souvent par couples ou dyades qu’elles forment avec leurs meilleurs amis et à l’abri des regards indiscrets. Cette façon de jouer reproduit la structure sociale des rapports humains fondamentaux, car elle est fondée sur la coopération. C’est une caractéristique que l’on observe notamment au sein de la structure familiale. Elle ne constitue pas un cadre aussi propice que le jeu des garçons pour apprendre et assumer le rôle de « l’autre en général », abstrait, et à faire abstraction des relations humaines, mais elle favorise le développement de l’empathie et de la sensibilité dont on a besoin pour assumer le rôle de l’autre en particulier, l’autre concret et personnel, et pour apprendre à connaître autrui comme entité différente de soi.

Dans une visée éducative équilibrée, c’est exactement le contraire qu’il faudrait faire : surtout, ne pas essayer de contraindre les enfants à rentrer tous dans le même moule comme s’ils devaient tous avoir plus tard la même destinée sociale, celles que nous prévoyons pour eux ; au contraire, il est important de respecter et de valoriser les différences de fonctionnement et de logique que nous remarquons chez les enfants. Remarque valable pour les différences sexuées aussi bien que pour toutes les formes de neuro-atypie. A ce titre, les travaux que mènent actuellement les féministes indifférentialistes sur les activités des enfants dans les crèches et les écoles maternelles sont une aberration : pourquoi encourager systématiquement l’enfant à aller vers les activités associées à l’autre sexe, pourquoi vouloir obstinément brouiller les pistes de l’identité dès le plus jeune âge ? Parions au contraire sur la liberté des enfants, avec pour socle et pour guide la tradition culturelle dans laquelle ils évoluent.

Regardons, par exemple, les directives typiques du Ministère des droits des femmes en matière d’éducation des filles. Aujourd’hui, lorsqu’on évoque l’instruction des filles, on explique que les femmes ne doivent surtout pas « s’autocensurer », qu’elles doivent être encouragées à poursuivre les mêmes objectifs, les mêmes carrières que les hommes – comme si l’autocensure n’allait que dans un sens ! Il faut, nous dit-on, les encourager à faire la même chose que l’autre sexe, et les « libérer » de tous les stéréotypes et autres préjugés de leur féminité. Ici encore, il faut dire non ! Femmes et hommes n’ont pas nécessairement la même manière de se réaliser socialement. La réussite professionnelle individuelle, le fait de faire carrière, la réussite économique, tout cela n’est pas un absolu. Il est au contraire extrêmement important de savoir respecter les tendances que manifestent les filles et jeunes femmes dans leur parcours, de les laisser être à l’écoute d’elles-mêmes et de leur féminité.

A ce titre, Carol Gilligan observe à plusieurs reprises un fait psychologique qui semble significatif chez les femmes : la peur de la réussite. Le fait que les femmes aient peur de réussir au détriment des autres personnes révèle pour elle, non pas une incapacité à s’adapter au monde des hommes, mais une simple différence dans la façon d’envisager le monde : les femmes ne placent pas les valeurs au même endroit que les hommes. Cette remarque rejoint les images de hiérarchie et de trame développées plus haut : les hommes auraient majoritairement envie de se retrouver au sommet de la hiérarchie – la compétition est alors perçue comme normale et honnête, alors que les femmes ont envie de se retrouver au centre d’un réseau de relations humaines qu’elles s’ingénient à préserver.

  1. Équilibrer

Toutefois, le but de l’éducation n’étant pas de libérer la spontanéité de l’individu, mais de former des hommes et des femmes accomplis, il ne suffira pas de laisser libre cours aux tendances naturelles de chaque sexe. Il faudra encore équilibrer ces tendances. La pensée de la philosophe Edith Stein, dont nous développerons la pensée dans une prochaine étude, est particulièrement intéressante de ce point de vue. Ces tendances ont également besoin d’être équilibrées et contrebalancées par un autre point de vue.

  • Portée sociale des théories de Carol Gilligan

En conclusion de ce travail, et pour dépasser une interprétation strictement éducative qui manquerait les enjeux essentiels, nous insisterons sur la portée sociale de ces questions. Revenons aux deux images de hiérarchie et de trame : il semble que nous ayons besoin de ces deux visions de la société. Nous insistons aujourd’hui beaucoup sur les idéaux de réalisation personnelle. Sur le site du Ministère des Droits des Femmes, deux mots d’ordre : que les femmes s’impliquent dans leur carrière professionnelle (idéal de « réussite »), et surtout, qu’elles soient indépendantes et autonomes, qu’elles ne dépendent pas des hommes parce que pour une femme, dépendre d’un homme est une faiblesse et un avilissement – insupportable en effet, quand on veut un monde parfaitement homogène, et peuplé d’individus identiques.

Le danger est que la société ne peut subsister sans la conscience de l’interdépendance des êtres humains. Une société saine a besoin de structures intermédiaires où prévaut l’interdépendance, sous peine de sombrer dans un schéma totalitaire – une poussière d’individus tellement autonomes qu’ils sont à la merci du pouvoir politique en place. Or, si un enfant grandit dans une famille où l’homme et la femme ont tous deux exactement le même rôle, exactement le même type de carrière professionnelle, exactement les mêmes ambitions, il ne développera pas la conscience qu’il y a deux approches du monde qui s’équilibrent. Il n’aura plus conscience que d’une seule partie de la réalité – cet idéal d’autonomie, d’individualité, de réussite professionnelle, etc., et oubliera tout ce monde de relations humaines et d’interdépendances qui structurent la société civile.

On éduque aujourd’hui beaucoup les filles à la méfiance. Il faut avoir une carrière accomplie, un bagage suffisant, non seulement pour pouvoir faire face à une éventuelle séparation, mais pour pouvoir en prendre l’initiative. La dignité et la liberté des femmes, c’est de ne compter que sur elles-mêmes. On les pousse à atteindre une autonomie financière parfaite, on les éduque à une autosuffisance de producteur-consommateur.

On oublie trop souvent d’éduquer à la confiance, alors que les relations humaines à la base se tissent dans la confiance et l’interdépendance. A ce titre, le divorce, qui brise ces relations de confiance et d’interdépendance, est l’un des plus puissants ferments de dissolution d’une société. Dans une société saine les familles sont solides, elles sont le premier lieu où l’on peut et doit faire cette éducation à la confiance, à la conscience que l’interdépendance n’est pas un déshonneur ou une déchéance, mais au contraire l’une des réalités fondamentales de la vie humaine. Le fait qu’une femme puisse se reposer sur le travail de son mari, pour pouvoir choisir en toute liberté l’éducation qu’elle veut donner à ses enfants, et plus largement pour choisir un mode de vie qui corresponde vraiment à sa féminité, c’est une bonne chose. Nous devons pouvoir vivre de cette confiance-là. Or notre société, à force de concevoir la dépendance comme une déchéance et une infériorité, tend à l’oublier, voire à l’interdire.

D’autre part, et c’est très lié, la famille est le premier lieu où se transmettent des valeurs non économiques : on y éduque à la conscience qu’il y a d’autres buts dans une vie d’homme que la réussite individuelle au sein du monde du travail. Il y a tout un monde de valeurs, qui se tisse de réalités différentes, et qu’il faut pouvoir transmettre. Et là encore, si on n’a aucune différenciation des rôles entre l’homme et la femme, c’est difficile. Ce qui ne veut pas dire que l’équilibre de la société réclame que toutes les femmes soient « au foyer » dans le sens restrictif auquel on entend aujourd’hui cette expression. Ce qui est essentiel, c’est qu’il faut que dans le couple de ses parents, un enfant puisse se rendre compte que c’est la communauté familiale qui prime, et qu’elle se construit dans l’interdépendance. Que son père et sa mère ne poursuivent pas chacun sa réussite individuelle de son côté comme s’il n’y avait que cela qui importe, en faisant primer autonomie et réalisation individuelle sur le bien de la famille. C’est le contraire qui doit être vrai.

Concluons ainsi avec Gilligan : « Les relations entre les personnes apparaissent intrinsèquement instables et moralement problématiques quand on les examine à travers l’image de hiérarchie, de compétition pour arriver au sommet ; quand on lui substitue l’immense trame humaine, cette relation d’inégalité se transforme en une structure d’interdépendances. Mais la puissance de ces deux images, les émotions et les pensées qu’elles suscitent, signifient qu’elles sont profondément ancrées dans le cycle de vie humaine. Les expériences d’inégalité et d’interdépendance, inhérentes à la relation entre parents et enfants, donnent lieu par suite aux éthiques de justice et de responsabilité envers autrui, les deux idéaux des rapports humains. Une vision ou chacun, c’est-à-dire soi-même et l’autre, sera traité sur un pied d’égalité, et où malgré les différences de puissance et de pouvoir, les choses seront justes et équitables. Une vision où les besoins de chacun d’entre nous seront entendus et satisfaits, et où personne ne sera laissé seul ou meurtri. Ces visions disparates dans leur tension reflètent les vérités paradoxales de l’expérience humaine : nous nous savons séparés des autres dans la seule mesure où nous vivons en connexion avec eux, et nous nous sentons reliés aux autres dans la seule mesure où nous distinguons l’autre de nous-mêmes ».

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