Anne Trewby sur Deliberatio

Un entretien entre Anne Trewby et David Engels à retrouver en version anglaise sur le site de Deliberatio publié le 23 février 2023

Chère Anne, avec Iseul Turan, vous êtes la fondatrice de l’organisation « Antigones », un mouvement de femmes né en 2013 et qui propose un regard neuf sur la féminité, la complémentarité hommes / femmes et sur les sujets qui s’y rattachent. Pourriez-vous nous parler un peu plus de la philosophie qui sous-tend vos activités ?

Le choix d’Antigone comme figure tutélaire du mouvement a été un point de départ important dans notre réflexion. Le passage de la pièce de Sophocle qui caractérise le mieux notre point de départ est celui où l’héroïne défend devant Créon son geste en invoquant « les lois des dieux » supérieures à tous les édits ou décrets que pourrait émettre le tyran. Le mouvement est né dans le contexte des lois sur le mariage pour tous, mais aussi plus largement à une période de multiplication des lois liberticides (état d’urgence, etc.), un sujet qui nous tenait également à cœur dès le départ de notre aventure.

C’est ainsi avant tout dans l’héritage de la philosophie classique que nous ancrons notre travail. Nous considérons ainsi la société non comme une construction mais comme une réalité naturelle, et l’être humain comme soumis à un ordre qui le dépasse (les lois naturelles). Plus globalement, l’héritage européen est riche d’une grande diversité de traditions, de pensées, de mythes, qui viennent évidemment enrichir ces premières bases de réflexion. De la même façon, nous avons beaucoup été nourries par certains auteurs contemporains, avec des références parfois éclectiques allant d’Ivan Illitch à Clouscard en passant par Céline Lafontaine ou Michéa.

Comment décririez-vous la situation de la femme dans la France actuelle ?

De nouveaux esclavages ont clairement remplacés les anciens, ces fameuses chaînes du patriarcat qui menacent sans cesse les femmes dans l’imaginaire contemporain.

Nous avons dans nos travaux progressivement mis à jour un certain nombre de mensonges du féminisme contemporain – et c’est d’ailleurs l’objet du livre que nous publions bientôt avec Iseul Turan aux éditions de La Nouvelle Librairie.

La situation des femmes françaises aujourd’hui est avant tout marquée par un décalage violent entre la réalité que nous vivons et le discours ambiant. Les femmes sont censées être libérées des dictats qui pesaient sur leurs corps, et notamment celui de la maternité subie. Le constat est tout autre : nos corps sont soumis à un contrôle et une contrainte continue : castration chimique, pathologisation et contrôle de la grossesse et de l’accouchement, violences médicales… Les exemples les plus extrêmes comme celui de la GPA et plus globalement du marché de la procréation, montrent combien ce corps féminin est plus que jamais contrôlé, maltraité, marchandisé.

Au quotidien, c’est surtout un isolement croissant qu’il s’agit de dénoncer. Sous couvert de libération sexuelle et d’autonomie économique, les femmes sont privées de la protection et du soutien de la cellule familiale. La situation des mères est exemplaire de cette solitude des femmes – qui pourrait d’ailleurs être mise en miroir avec celle des hommes, qui pâtissent eux aussi de l’individualisme forcené de notre société contemporaine. Les mères sont réduites au lien affectif qui les lie avec leur enfant bien plus qu’auparavant puisque comme leurs conjoints, elles sont privées de leur responsabilité parentale (interdiction de l’IEF et attaques à la liberté d’accouchement), et ainsi d’une grande part de leur rôle politique.

Les mères payent le prix fort de notre choix d’une société du tout-économique. Avec l’explosion des divorces, elles se retrouvent trop souvent seules à élever des enfants dans une précarité choquante. Celles qui sont en couple n’ont guère le choix de privilégier leur famille à leur travail si elles le souhaitent tant la pression économique est grande sur les familles. Il est beaucoup question des violences physiques dont les femmes font l’objet au sein des familles – elles sont graves et leur nombre effectivement inquiétant, mais les responsables politiques sont plus silencieux quant aux violences économiques qui pèsent plus spécifiquement sur elles. Le travail le dimanche, les horaires indus, les métiers précaires, concernent en grande majorité des femmes qui n’ont pas choisi cette situation, et cette situation participe de la baisse de la natalité, du nombre d’avortements, de l’instabilité de la cellule familiale tant déplorée par ailleurs.

Cette situation que je n’ai évoqué que très rapidement n’est effectivement traitée qu’en surface. La question de l’islamisation est exemplaire de cette dynamique. Elle est présentée comme un grave danger pour les femmes – et c’est certainement le cas, sans pour autant que ses causes ne soient réellement adressées.  L’islamisation de la France n’est possible que parce que nous avons abandonné toute pratique religieuse et que nous délaissons plus globalement notre héritage culturel et spirituel. Elle n’est possible que parce que nous avons choisi comme modèle de société un capitalisme qui se moque des frontières et des civilisations, auxquelles il préfère les points de PIB et la main d’œuvre bon marché.

Vous proposez des réponses concrètes aux problématiques contemporaines des femmes et revendiquez le droit pour les femmes de vivre pleinement leur féminité à part entière. Pourriez-vous nous donner quelques exemples concrets ?

Le terme de « féminité » renvoie à cette dynamique complexe du rapport entre les sexes, entre le masculin et le féminin, que nous qualifions en Europe de « complémentarité ». Cette notion doit être d’abord reconnue, puis bien comprise, pour ensuite se matérialiser dans des modes d’organisation de la société justes.

Les réponses aux problématiques spécifiques des femmes doivent nécessairement, comme toute mesure politique viser au Bien Commun. C’est en cela que nous avons développé des axes de travail et proposé des mesures de protection des femmes. C’est pour cela qu’il faut nous attarder un instant sur cette parenthèse si importante dans la vie des femmes et pour la survie et la pérennité de la société, la maternité.

Nous sommes toujours opposées aux politiques de quotas pour éviter que des recrutements ne puissent se faire sur la base du sexe des uns ou des autres plutôt que sur la base de leurs compétences. En revanche, nous avions proposé l’instauration d’inégalités protectrices dans des situations objectivement différentes comme celles relative au travail – pénibilité, congé maternité, révision des retraites des mères, refonte des allocations familiales. Il s’agit par exemple de prendre en compte la fécondité différente des hommes et des femmes dans la prévention des risques toxiques, ou encore d’assurer aux femmes des protections particulières en cas de grossesse et de post-partum.

Un axe de travail politique qui nous tient également beaucoup à cœur est celui des libertés publiques. Elles sont la garantie d’une société juste et le moyen pour chacun d’exercer là où il est, en fonction de sa situation et de son état, les responsabilités qui lui sont propres. Cet impératif implique par ailleurs une réhabilitation du politique à partir d’un véritable pouvoir local, et de libertés publiques concrètes.

L’exemple type est sans doute celui de la liberté éducative des parents, gravement mise en danger par la récente interdiction de l’instruction en famille, mais aussi plus largement par les barrières économiques et pratiques mises en place pour nuire aux écoles hors contrat. Pour exercer librement leur responsabilité, les parents doivent avoir un véritable choix des modalités d’exercice de leur devoir d’instruction. Il est absolument nécessaire de préserver cette possibilité des écoles hors contrat et de l’instruction en famille. C’est le même problème sur la question de l’accouchement. Les choix proposés aux familles en France aujourd’hui et garantis par la loi en théorie sont pour beaucoup impossibles en pratique. Les familles sont par-là empêchées d’exercer pleinement leur responsabilité, et leurs choix sont soumis dans les faits à la validation de consortiums d’experts. C’est une situation inacceptable. Dans ces deux cas, nous proposons de restaurer une pleine liberté de choix aux familles, avec des détails pratiques adaptés à ces deux exemples que vous pouvez retrouver dans nos textes.

Trop souvent, à l’intérieur du mouvement « conservateur » français, l’on voit l’établissement d’une dichotomie entre la vision de la femme émancipée et postmoderne opposée à la femme réprimée et soumise au patriarcat musulman ; et donc, le combat contre l’islamisation est souvent placée dans le contexte d’une lutte pour le « droit des femmes » ; dichotomie d’ailleurs assez similaire avec celle entre islam et laïcité. N’y a-t-il pas de troisième option ?

Il y a évidemment une troisième option, et c’est celle que nous avons choisie. Nous n’avons jamais combattu les propositions politiques qui nous déplaisaient ou défendu de solutions au nom de nouveaux droits. C’est une logique qui nous est étrangère et dont nous pensons qu’il faut sortir de toute urgence. Elle vient dans notre analyse d’une erreur moderne dans la conception de la liberté. Depuis un peu plus de deux siècles, la liberté est majoritairement conçue comme un idéal, un concept, un objectif à atteindre que le droit devrait se charger de transcrire dans les textes. Nous serions devenus des champions de la liberté, nous en gagnerions un peu plus à chaque rempart du vieux monde que nous ferions trembler. La preuve du très haut degré de liberté dans lequel nous vivons aujourd’hui serait la multiplication des droits des uns et des autres : doit à la contraception, droit à l’avortement, droits des minorités, droits ceci, droits cela.

Cette logique et cette conception de la liberté dominant notre paysage mental, les opposants aux dérives intellectuelles modernes les reprennent malheureusement dans leurs argumentaires, en opposant un droit à un autre, comme par exemple le « droit à la vie » qui s’opposerait au « droit à l’avortement », le « droit à un père et une mère » qui s’opposerait au « droit au mariage », etc. Cette dynamique est dangereuse puisqu’elle maintien à l’Etat le statut de grand censeur moral, d’arbitre de nos choix personnels. Elle nous fait par ailleurs basculer d’un régime d’exception, celui que nous souhaitons, dans lequel ce qui n’est pas interdit est permis, à un régime d’autorisation, dans lequel n’est permis que ce qui est légalement considéré et validé comme acceptable.

Il y a un mélange des genres entre plusieurs sujets autour de cette question des femmes et de l’islamisation, cette dernière étant malheureusement utilisée par nos politiciens comme un chiffon rouge auprès des conservateurs pour faire passer nombre de lois liberticides. Il y a d’abord ce sujet des femmes qu’il s’agit de traiter comme nous l’avons expliqué à partir d’une vision juste de la sexuation humaine et des différences des sexes. Nous disposons pour ce faire d’un héritage d’une grande richesse puisque les rapports entre les femmes ont été gérés très différemment en Europe selon les pays et les époques, avec nombre d’exemples, notamment à la période médiévales, de sociétés qui accordaient une grande place aux femmes dans le droit comme dans les faits. Il y a ensuite ce sujet de l’islamisation, lié à celui de l’immigration de masse. Or, ce problème est l’arbre qui cache la forêt. Cette immigration est rendue nécessaire par nos modèles de société basés uniquement sur des critères économiques. C’est toute notre société qu’il faut repenser sur des bases saines, en renouant avec notre héritage culturel et civilisationnel à tous les niveaux.

Au long du parcours d’Antigones, vous avez subi pas mal de critiques. Pouvez-vous nous détailler le genre de polémique que l’on a tenté de déchaîner et comment vous y avez réagi, afin d’inspirer d’autres qui doivent faire face aux mêmes combats ?

La critique principale et les insultes diverses et variées auxquelles nous avons eu droit ont dans leur écrasante majorité surtout cherché à faire de nous d’horribles « fascistes », à des degrés divers selon l’émetteur. Nos propos ont été sortis de leur contexte, déformés, voire travestis. Le magazine Elle, à nos début, avait même osé expliqué que nous souhaitions « recadrer les filles de petite vertu » ou une autre bêtise du même acabit en présentant leur phrase comme s’il s’agissait d’une citation. Dès le départ, nous nous attendions à ce genre d’attaque dans la mesure où nous avons critiqué des piliers de la société moderne comme l’avortement, la pilule, ou encore le mariage pour tous. Nous avons aussi été déconsidérées dans notre propre camp qui craignait « l’infiltration des féministes » et qui voyait d’un mauvais œil notre critique du modèle social et économique contemporain.

Ce qui nous a permis de traverser sans trop d’encombres ces polémiques diverses et variées, c’est que nous avons toujours voulu travailler sur le long terme et sur le fond. Nous avons choisi de perdre en visibilité à nos débuts en étant peu présentes sur les réseaux sociaux, en interview, etc. car nous souhaitons nous former sur ces sujets et ne pas prendre le risque de défendre des erreurs. Nous avons aussi décidé de ne pas répondre aux critiques, en produisant tout simplement les réflexions et les textes qui nous tenaient à cœur à nous au lieu de nous laisser dicter nos lignes éditoriales par l’extérieur. Je pense que ces choix ont été payants car nous avons rapidement été saluées pour le sérieux de notre travail et de nos réflexions. Le temps que nous avons gagné à laisser mourir ces critiques sans y donner de suite a été mieux employé à nourrir nos réflexions dans un soucis de nous approcher au plus près du Bon, du Beau et du Vrai.

Sur la forme, nous avons accepté de nous remettre constamment en question, de réajuster nos formats, nos sujets, nos réponses. Nous nous sommes formées, nous avons refusé les réponses toutes faites et cherché à comprendre les enjeux véritables des problématiques que nous avons explorées. Nous avons accepté de chercher la vérité plutôt que le bon ton, d’aller à la racine des problèmes plutôt que de nous arrêter à un soi-disant juste milieu visant seulement à ménager la chèvre et le chou ; ni la vérité ni la justice ne se satisfont de petits compromis. Nous sommes fières du chemin parcouru, et curieuses de voir la forme que prendra notre travail demain, car nous sommes sûres d’une chose, cette aventure donnera du fruit !

Une dernière question : La devise de cette série d’interviews est : Ne pas seulement critiquer, mais aussi créer ! (not only criticise, but create) – pourrais-tu t’identifier à cette devise, et si oui, comment ? »

Je m’y identifie totalement dans la mesure où elle résonne avec la ligne de travail que nous nous étions fixées dès le départ de notre travail avec Antigones : ne jamais proposer une critique qui ne soit assortie de pistes de solutions ! Nous étions lasses de ne lire qu’états des lieux défaitistes et critiques sans suites, et nous avions à cœur d’être une force de proposition. C’est ce qui nous a poussé à explorer autant la question des causes des problèmes des femmes contemporaines, que des solutions à proposer. Si nous nous intéressons à la philosophie classique, à l’héritage européen, et plus globalement à tout ce qui nous précède, ce n’est pas pour comparer ou revenir à un passé idéal, mais pour y puiser des solutions pour l’avenir ! Il ne s’agit d’ailleurs jamais pour nous de prendre une mesure qui aurait fonctionné fut un temps pour la restaurer artificiellement, mais toujours de comprendre la logique qui a permis à cette mesure politique de fonctionner pour en reprendre non pas la lettre mais l’esprit et le mécanisme vertueux.

C’est Iseul Turan, notre porte-parole, qui reprend souvent la phrase de Philippe Néricault « la critique est aisée mais l’art est difficile ». Nous n’avons eu de cesse d’être force de proposition et de chercher des solutions politiques concrètes et applicables sur toutes les thématiques que nous venons d’évoquer. Maintenant, il s’agit d’être entendues !

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