La transmission des valeurs de la République, mission première de l’institution scolaire, préoccupe de plus en plus dirigeants et hommes politiques, comme en témoignent des mesures comme celles proposées en avril dernier par le député LR Eric Ciotti et, après lui, par le ministre de l’Education nationale. Mais de quoi parle-t-on au juste ? Dépourvues de définition juridique, les « valeurs républicaines » sont pourtant de plus en plus invoquées dans le monde juridique. Focus sur une notion faussement consensuelle, qui ouvre la porte à de nombreuses dérives.
Les valeurs de la République ont fait leur entrée dans le code de l’Education en 2005, à l’occasion de la Loi d’orientation et de programme sur l’avenir de l’école, dite loi Fillon. Le code de l’éducation précise depuis cette date que : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. » La formulation de cet alinéa est significative : la transmission des valeurs républicaines (l’éducation nationale) tend à prendre le pas sur l’instruction et la transmission des savoirs. Dans une société de plus en plus atomisée et individualiste, c’est en effet l’école qui crée le ciment social nécessaire à la survie de la société : alors que l’éducation avait autrefois pour mission d’élever l’individu, de former des hommes dignes de leur humanité, c’est aujourd’hui la cohésion sociale qui est devenue la fonction première de l’institution scolaire – sa mission a donc fondamentalement changé. L’école est devenue la fabrique de la volonté générale nécessaire à la réalisation de l’idéologie démocratique.
Les déclarations de Vincent Peillon en 2013, au moment de la mise en place des cours d’ « enseignement moral et civique » à l’école publique, sont sans ambiguïté à cet égard :
« Pour donner la liberté du choix, il faut être capable d’arracher l’élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel, pour après faire un choix ».
Eduquer, c’est donc faire table rase de tous les éléments naturels et sociaux qui particularisent la personne, pour l’amener à une liberté individuelle construite ex nihilo. L’école républicaine du XXIème siècle incarne ainsi à la perfection les intuitions de Durkheim : « On voit approcher le moment où il n’y aura plus rien de commun entre les membres d’un même groupe humain, si ce n’est que ce sont tous des hommes. » L’école est alors l’élément essentiel à la sociabilisation de l’individu, pour lutter contre une tendance à l’atomisation sociale. Les valeurs de la République remplissent très précisément cette fonction de sociabilisation des individus, préalablement « arrachés » à leurs déterminismes naturels et sociaux. En 2015, la « grande mobilisation de l’école pour les valeurs de la République », en réponse au terrorisme islamiste, confirme encore cette primauté des valeurs républicaines au sein de l’école publique.
Cette notion de « valeurs de la République » est très présente dans les dernières mesures proposées par le gouvernement et les politiques, pour encadrer l’exercice de la liberté scolaire sous prétexte de lutte contre la radicalisation. Ainsi, l’article 2 de la proposition de loi déposée au mois d’avril 2016 par Eric Ciotti a pour objet d’introduire la notion d’ « atteinte aux valeurs de la République » dans les critères de contrôle des écoles libres et de l’instruction en famille : une école hors contrat pourrait être fermée en cas de non-respect des valeurs républicaines ; de même, un inspecteur pourrait mettre en demeure des parents d’inscrire leur enfant dans un établissement scolaire, au cas où l’inspection aurait décelé une « influence idéologique ou politique contraire aux valeurs républicaines dans l’instruction dispensée à l’enfant ».
Si cette mesure n’a pas été reprise telle quelle dans les propositions faites par Najat Vallaud Belkacem au mois de juin suivant, le contrôle du respect des valeurs républicaines est pourtant bien présent dans la politique éducative du gouvernement. Ainsi, la mesure 40 du Plan d’action contre la radicalisation et le terrorisme, publié le 9 mai 2016, prévoit la poursuite du plan de contrôle des établissements scolaires hors contrat et de l’instruction à domicile, afin de « prévenir ou de stopper toute dérive, de garantir le droit des enfants à l’éducation et de vérifier qu’aucun enseignement contraire aux valeurs de la République ne puisse prospérer ». Le ministre de l’Education nationale souhaitait également modifier le régime d’ouverture des écoles hors contrat (régime d’autorisation préalable), pour permettre « d’empêcher les projets qui contreviennent au droit à l’instruction et ne respectent pas les valeurs de la République ». Si la mesure a été déboutée par le Conseil Constitutionnel, la proposition n’en n’est pas moins symptomatique d’un état d’esprit général partagé par l’ensemble de la classe politique et qui tend à répondre à la menace islamiste par le renforcement du monopole idéologique républicain, déjà inscrit dans le marbre de la loi depuis 2005. Mais de quoi parle-t-on au juste avec les « valeurs républicaines » ?
L’expression de « valeurs de la République » recouvre une notion floue, invoquée de plus en plus souvent dans le monde juridique depuis son application dans l’affaire Dieudonné. Les mesures proposées l’année dernière par Eric Ciotti, et dans une moindre mesure par le gouvernement, cherchaient à lui donnent une nouvelle utilité, celui du contrôle de l’enseignement. Or l’introduction de la notion d’ « atteinte aux valeurs de la République » est dangereuse en raison de l’absence de définition de ces valeurs, qui se déduisent du bloc de constitutionnalité, mais sans être nulle part explicitées telles quelles.
Le site Eduscol, proposé aux personnels enseignants par le ministère de l’Education nationale, met à disposition des enseignants des ressources pour le nouvel enseignement moral et civique. On y trouve notamment un document intitulé « Connaissance de la République et de ses valeurs », qui propose un panorama complet de ces valeurs républicaines. On y apprend notamment que faire appel aux valeurs et aux principes, c’est donner à la République une dimension spirituelle, à connotation tendanciellement religieuse :
« À commencer par sa devise, la République s’inscrit dans les registres des valeurs et des principes qui prolongent sa visée rationnelle par une dimension spirituelle voire religieuse. Elle se définit ainsi par une constitution morale. » (p. 2, « Un ensemble de valeurs et de principes ».)
Partant de ce principe, on voit mal comment un enseignement religieux, quel qu’il soit, pourrait respecter des « valeurs républicaines » qui emportent une dimension spirituelle et religieuse concurrente. Le caractère confessionnel d’un établissement scolaire sera-t-il considéré comme une atteinte aux valeurs républicaines ?
Concernant le contenu même de ces valeurs, il faut lire attentivement, in extenso, le paragraphe dédié:
« Les valeurs de la République recouvrent des acceptions différentes qu’il est nécessaire de distinguer pour la bonne compréhension du rôle de l’école dans leur mobilisation et leur enseignement. Leur étude enrichit la connaissance de la République et des principes moraux que se donne une société démocratique.
Les valeurs de la République se rattachent pour commencer aux valeurs humanistes qui définissent le cadre civilisationnel d’émergence de la République, telles l’éthique de vérité, l’exigence de raison, le bien public, l’esprit des lois, la tolérance ou la quête de la paix. Elles découlent fortement du choix des républicains d’associer à la République une devise qui renvoie à la dimension des valeurs.
Une autre voie pour aborder les valeurs de la République réside dans l’approche de la philosophie morale et politique qui se rapporte à la République, que de nombreux penseurs ont voulu identifier à l’idée républicaine.
L’étude des discours, des littératures ou des images contestant l’ordre républicain révèle d’autres valeurs de la République profondément inscrites dans le social et dans les cultures d’avant-garde.
Les valeurs de la République se fondent également sur le lien reconnu entre le développement de la personne humaine (à travers ses dimensions sensibles, intellectuelles, culturelles,…) et la formation du citoyen républicain (à travers les dimensions de droit, d’engagement,…). L’affirmation de la raison critique, l’expression de la pensée réflexive leur sont, par exemple, communes.
Les valeurs de la République renvoient aussi à l’élaboration et à la promotion de principes nouveaux comme la liberté d’union et de mariage, l’égalité filles-garçons ou la parité dans le monde politique ou professionnel.
Nous soulignerons en particulier quatre éléments de cette tentative de définition des valeurs républicaines, qui nous semblent particulièrement gênants, voire franchement dangereux.
- Les valeurs républicaines se réfèrent en priorité à la philosophie des Lumières, « contexte civilisationnel d’émergence de la République, » et source philosophique commune de la pensée politique de droite comme de gauche, aux racines du capitalisme libéral-libertaire. Nous renvoyons ici à l’ouvrage de Michéa, L’impasse Adam Smith : pour renouveler nos sociétés, c’est précisément l’héritage des Lumières qu’il faudrait congédier…
- Les valeurs républicaines…ne sont pas nécessairement républicaines. Elles se nourrissent en effet d’une « philosophie morale et politique (…) que de nombreux penseurs ont voulu identifier à l’idée républicaine» en vertu d’un consensus flou. Ces valeurs morales et philosophiques n’ont aucun rapport avec la république comprise comme régime politique : la République serait-elle une idéologie politique avant d’être un régime de gouvernement ?
- Si les valeurs de la République peuvent également être définies par l’étude des discours des opposants à l’ordre républicain, que faut-il comprendre ? Que l’idéologie du genre, comme composante du Nouvel Ordre Mondial, fait partie des valeurs républicaines ? Que l’idéologie maçonnique, par exemple, fait partie des valeurs républicaines, comme le dénonce une partie de l’ultra-droite ? La porte est ouverte à toutes les folies…
- Ce qui enfin semble le plus grave dans cette définition officielle des valeurs républicaines, c’est la dimension avant-gardiste et évolutive qui leur est reconnue : « Les valeurs de la République renvoient aussi à l’élaboration et à la promotion de principes nouveaux comme liberté d’union et de mariage, l’égalité filles-garçons ou la parité dans le monde politique ou professionnel. » De là à inscrire parmi les valeurs républicaines la philosophie transhumaniste, nouvelle avant-garde du XXIe siècle, il n’y a qu’un pas.
La notion d’ « atteinte aux valeurs de la République » est donc une notion dangereuse en raison de son absence de définition, et susceptible de couvrir les mesures les plus liberticides. Il est impensable que ces « valeurs » soient la source de contrôle et d’interdiction. C’est au juge que reviendra l’interprétation en dernier recours : nous sommes loin de la sécurité juridique d’un Etat de droit.
Si nous voulons que la France de demain redevienne la terre de liberté intellectuelle qu’elle était autrefois, la lutte pour la liberté de l’éducation doit être notre priorité : refusons sans concession que nos écoles libres, que l’éducation que nous donnons à nos enfants dans nos familles, soient contrôlés au prisme de l’idéologie politique dominante. Les écoles libres, les familles libres sont une zone à défendre en priorité !