L’Antigone de Camus, libre et révoltée

Libres et révoltées

Depuis Sophocle, Antigone est devenue symbole de rébellion, de désobéissance civile ; depuis Anouilh, elle est icône de la résistance à l’oppression totalisante. En choisissant le nom d’Antigone, nous nous affirmons libres et révoltées, libres à l’égard des lois de la cité et révoltées contre tout ce qui, en elles, tue quelque chose de ce que nous sommes et de ce en quoi nous croyons. Au matin de ce combat qui se présente à nous, nous voulons réaffirmer avec force le sens de notre révolte et la portée de la liberté qui nous anime.

Au fond de toute insurrection : cette part d’irréductible qui fait l’homme

Comme le perçoit avec finesse et profondeur Albert Camus, l’homme révolté est dans sa révolte même un témoignage de cette part d’irréductible en l’homme qui refuse d’être bafouée par la force, humaine ou divine, qui la nie dans son essence même – la révolte authentique ne peut être que celle de l’homme conscient, à quelque degré que ce soit, d’une forme d’absolu dont il est le porteur, un absolu présent en lui ne serait-ce qu’en germe mais dont la force vitale est assez puissante pour ranimer en lui l’immense désir de liberté qui rend capable de toutes les audaces, de tous les bouleversements.

Une révolte essentiellement positive…

Généreuse dans sa nature même, la révolte de Camus défend la nature humaine, la vie ; « elle est donc amour et fécondité, ou elle n’est rien. » (L’Homme révolté). Une révolte haineuse est impuissante à conquérir la liberté.

Un passage de L’Etat de siège illustre bien cette fécondation de la révolte par l’amour qui la sous-tend : la Peste qui voit Diego se libérer, échapper à sa loi, et qui comprend que c’est la fin de son pouvoir, tente une dernière fois de faire céder le jeune homme. Elle a un otage : Victoria, la femme qu’aime Diego et qui est sur le point de mourir. La Peste propose alors un marché à Diego : « J’ai là ce corps, mon otage. Et l’otage est mon dernier atout. Regarde-le. Si une femme a le visage de la vie, c’est celle-ci. Elle mérite de vivre et tu veux la faire vivre. Moi je suis contraint de te la rendre. Mais ce peut être contre ta propre vie ou contre la liberté de cette ville. Choisis. » Une révolte haineuse et égocentrique aurait poussé Diego à vendre la liberté de la ville ; mais un tel choix aurait en réalité nié la raison même de sa révolte, et annihilé sa liberté ; par amour, jusqu’à l’abnégation, il choisit de mourir. Sa mort, offerte comme un don, est pleinement libre alors et la Peste doit s’incliner devant sa victoire : « Si tu m’avais laissé cette ville, tu aurais perdu cette femme et tu te serais perdu avec elle. En attendant cette ville a toutes les chances d’être libre. Tu vois il suffit d’un insensé comme toi… L’insensé meurt évidemment. Mais à la fin, tôt ou tard, le reste est sauvé ! » Cet insensé, grain de sable dans les rouages d’un système de domination fondé sur le néant, c’est ce que nous voulons être, Antigones du XXIe siècle, insensées parce que résolues à ne céder à aucune forme de peur ou de pression sociale, à avancer à visage découvert, sûres de notre liberté et ancrées dans l’amour que nous voulons incarner.

Lorsque l’on veut dissiper les ténèbres, on ne les combat pas, on allume la lumière… nous voulons être ces mille feux allumés dans la nuit de notre temps, feux d’une liberté conquise sur nous-mêmes, lumière de la vérité que nous cherchons et vers laquelle nous marcherons inlassablement, chaleur de l’amour qui nous anime. Opposées à toute forme de brutalité, nous refusons le basculement dans la violence, pratiquée ou subie, qu’évoque le même Camus dans la deuxième partie de Ni victimes ni bourreaux : « Nous continuerons à vivre dans la terreur, soit que nous l’acceptions avec résignation, soit que nous voulions la supprimer par des moyens qui lui substitueront une autre terreur. » Notre voie est ailleurs, elle est « amour et fécondité », essence même de notre révolte.

au service de la vérité et de la liberté

Vérité et liberté sont les deux charges que Camus attribue à l’écrivain dans le discours qu’il prononce le 10 décembre 1957, en Suède, lors de la réception de son prix Nobel. Deux charges difficiles : « La vérité est mystérieuse, fuyante, dure à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu’exaltante. » Ce sont aussi les deux buts de son homme révolté, deux buts que nous reprenons à notre compte.

Vertus du révolté

Face à l’exigence d’une telle révolte, il est des qualités auxquelles le révolté doit tendre assidûment, car sa révolte sera à la mesure de ses qualités – la force est aussi bien l’étymologie que le sens même de toute vertu. Les trois principales sont sans doute les suivantes : force de caractère, modestie et exigence.

On comprend la nécessité de la force de caractère pour échapper aux conformismes, marcher sans peur et sans regard vers l’arrière, assumer le défi et le risque de la liberté. Et je pense ici à tel passage de L’Eté de Camus, « Les amandiers », métaphore la plus belle de toutes pour dire la victoire des puissances de vie et d’esprit sur les forces de destruction… 

« Quand j’habitais Alger, je patientais toujours dans l’hiver parce que je savais qu’en une nuit, une seule nuit froide et pure de février, les amandiers de la vallée des Consuls se couvriraient de fleurs blanches. Je m’émerveillais de voir ensuite cette neige fragile résister à toutes les pluies et au vent de la mer. Chaque année, pourtant, elle persistait, juste ce qu’il fallait pour préparer le fruit… Devant l’énormité de la partie engagée, qu’on n’oublie pas en tous cas la force de caractère. Je ne parle pas de celle qui s’accompagne sur les estrades électorales de froncements de sourcils et de menaces. Mais ce celle qui résiste à tous les vents de la mer par la vertu de la blancheur et de la sève. C’est elle qui, dans l’hiver du monde, préparera le fruit. »

La modestie, qualité sur laquelle Camus revient à plusieurs reprises dans son œuvre, nous donnera de garder sans cesse à l’esprit que si notre révolte nous crée des devoirs, elle ne nous donne aucun droit sinon celui de la liberté conquise, et certainement pas celui d’imposer par force une vérité qui serait nôtre – la vérité n’a pas de propriétaire, c’est nous qui devons être d’elle.

L’exigence enfin est avant tout exigence envers soi-même. Une fois engagées sur le chemin, celui de la conquête de soi-même dans la liberté et vers la vérité, s’abandonner au confort de la bien-pensance et de la facilité devient proprement criminel. La vérité nue, hors de tout confort intellectuel et de toute déformation idéologique, a le pouvoir de rendre libre, au prix d’un réajustement continuel ; la liberté dont nous voulons vivre est une conquête exigeante, et non un droit que nous pourrions réclamer comme un ticket-repas ou un remboursement de Sécurité sociale. L’exigence est indispensable surtout pour ne pas dévier dans notre révolte, ni à droite ni à gauche. La révolte de Camus est une révolte dans la mesure, à l’opposé de l’hybris subversive et nihiliste : « Pourquoi se révolter s’il n’y a, en soi, rien de permanent à préserver ? » (L’Homme révolté). Ce qu’il y a « de permanent à préserver », « ce qui, en l’homme, est toujours à défendre » c’est son être d’homme. C’est l’humanité même qui donne à la révolte sa mesure et la préserve de devenir inhumaine et violente. Demeurer dans cette mesure, dans cette justesse du combat de l’homme pour l’homme et avec les hommes, suppose une tension permanente et exigeante à laquelle Camus consacre toute la dernière partie de L’Homme révolté, « La pensée de Midi ».

Manifester la liberté

Nombreux sont les moyens de cette révolte qui ne passe ni par la terreur ni par la violence, qui n’accepte sous aucun prétexte la justification des moyens par la fin. Camus en propose quatre, dans un contexte particulier – il est en 1939 journaliste à Alger Républicain et à Soir républicain, journaux régulièrement censurés, et étudie leur application sur le terrain précis de la liberté de presse. Liste non exhaustive évidemment et qui ne convient sans doute pas à toute situation, elle est pourtant intéressante pour notre époque caractérisée par le « règne de la communication » ; la source en est un manifeste sur la liberté de presse écrit par Camus pour Soir républicain et jamais publié, parce que censuré. « Ce qu’il nous plairait de définir ici, écrit-il, ce sont les conditions et les moyens par lesquels, au sein même de la guerre et de ses servitudes, la liberté peut être, non seulement préservée, mais encore manifestée. » La manifestation est notre tâche principale, à nous qui voulons porter au jour et au débat public ce que beaucoup s’efforcent d’occulter.

Ces quatre moyens et conditions sont : la lucidité, le refus, l’ironie et l’obstination. La lucidité permet de ne pas s’écarter de la révolte généreuse. L’homme lucide résiste à la haine qui est aveugle et au fatalisme qui laisse faire. Le refus est refus du mensonge. L’ironie est une arme contre les puissants – à l’exemple de l’ironie socratique. L’obstination enfin permet de surmonter les obstacles décourageants comme « la constance dans la sottise, la veulerie organisée, l’inintelligence programmée », aussi consternants aujourd’hui qu’hier.

Ces moyens sont applicables à toutes les situations où la liberté d’expression est plus ou moins limitée ; l’expression, comme manifestation de la vérité, est condition même de la révolte parce qu’elle brise le silence qui est peut-être aujourd’hui l’arme la plus efficace entre toutes – ce dont on ne parle pas n’existe pas.

Être celui ou celle qui dérange

Dans Ni victimes ni bourreaux, article publié dans Combat en novembre 1948, Albert Camus dénonce une « conspiration du silence », une dictature de la peur, au service d’une idéologie dominante. Plus de soixante ans après, les choses n’ont pas changé, et si le journaliste de Combat est presque universellement loué, il y a certains aspects de son œuvre que l’on préfère oublier. En effet pour beaucoup, Camus a été celui qui dérange. Car il a voulu être un homme libre, se faisant une règle de résister à l’air du temps et de dénoncer toute forme de conformisme. En 1939, journaliste à Alger Républicain, et sans cesse censuré, il fait un reportage sur les misères de Kabylie, exposant les causes méconnues du problème algérien. En 1957, s’exprimant sur la question hongroise, dans un article intitulé Le socialisme des potences, il a avertit « Le conformisme aujourd’hui est à gauche, il faut bien le dire. » Nous nous arrêterons à ces deux exemples mais la liste est très longue.

Aujourd’hui les sujets abordés ont changé, il ne s’agit plus des mêmes idéologies dominantes, mais l’attitude prônée par Camus pour rester libre, n’en est pas moins actuelle et nous voulons la faire nôtre. Car nous aussi nous refusons de nous mouler dans le conformisme ambiant, et pensons qu’il y a, au-dessus des partis, une vérité à manifester. Notre terrain est celui des combats des femmes françaises d’aujourd’hui : « Nous ne nous reconnaissons pas dans la vision que nous impose l’idéologie ultra-minoritaire, mais dominante dans les sphères médiatiques et politiques : théorie du genre et sextrémisme ».

Surmonter la peur et briser le silence

On ne dira jamais assez combien la peur, l’un des thèmes favoris de l’œuvre de Camus, est un instrument de gouvernement, la peur de la victime est condition du pouvoir de l’oppresseur, le silence intimidé de la masse est « condition de félicité » du discours dominant. C’est la peur d’être seul, la peur d’aller à contre-courant, la peur de ne pas pouvoir jouir de certains droits si l’on ne rentre pas dans le moule – les mille formes sous lesquelles la peur se terre. « La peur est une technique » lit-on dans Ni victimes ni bourreaux, la peur impose le silence, bâillonne les hommes, auxquels on donne de temps à autres, et par prudence, l’exutoire d’une fausse indignation.

Il s’agit bien sûr d’une indignation de part en part orchestrée et canalisée, qui ne nuit en rien à l’idéologie dominante, un simulacre d’indignation qui fait diversion et donne aux citoyens une confortable illusion de bonne conscience. On leur fait croire qu’ils sont des révoltés pour mieux serrer les fers dans lesquels on les tient. Déjà au XXe siècle, Camus constate, dans Le Parti de la liberté, (hommage à Salvador de Madriaga), cet affaiblissement de l’indignation : « Il est vrai que l’indignation décline. Chose pire elle s’organise, elle s’exerce à heure fixe et à sens unique. Nos protestataires sont devenus hémiplégiques. Ils choisissent parmi les victimes et décrètent que les unes sont attendrissantes tandis que les autres sont obscènes. » Pour rester ou devenir libre dans cette situation, il faut discerner la vérité, surmonter la peur et briser le silence.

C’est justement la révolte que Camus représente dans L’Etat de siège. La pièce met en scène l’installation d’un régime totalitaire à Cadix. La Peste, et sa secrétaire la Mort, devant qui le gouverneur de la ville s’est enfui, font régner leur loi jusqu’à la révolte d’un jeune homme, Diego. La secrétaire reconnaît alors que le pouvoir de la Peste est ébranlé : « Il a toujours suffit qu’un homme surmonte sa peur et se révolte pour que leur machine commence à grincer. Je ne dis pas qu’elle s’arrête. Il s’en faut. Mais enfin, elle grince et quelquefois elle finit vraiment par se gripper. » En menant jusqu’au bout sa révolte généreuse, c’est-à-dire, en passant d’une révolte solitaire à une révolte solidaire, Diego libère la ville, fait tomber les bâillons, et met en fuite la Peste et sa secrétaire. Diego a gagné parce qu’il a d’abord su surmonter la peur et briser le silence.

Aux antipodes de l’individualisme de consommation qui caractérise entre toutes notre époque, nous croyons toutefois à la force libératrice de tout individu en pleine possession de lui-même, conscient de sa liberté et des devoirs qu’elle le porte à assumer. Le véritable individualisme est celui qui, brisant toute forme d’oppression, devient condition de la solidarité authentique entre les hommes.

R comme Révolte dans Les Antigones de A à Z

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