Les Antigones ont été invitées par le bureau éditorial de l’Ecosprinter à publier une tribune libre dans leur magazine participatif en ligne dans le cadre d’une édition sur le Genre et dans une optique de débat d’idées. Cette tribune a été l’occasion pour nous d’expliciter la raison d’être du mouvement, notre thème de l’année, la transmission, et son rapport aux questions écologiques.
Parler de la femme et du féminisme aujourd’hui en France est une entreprise risquée : les débats sont minés par l’idéologie et ses contradictions internes ; les actualités internationales, tant en Espagne qu’en Europe de l’Est, crispent l’opinion publique ; les discussions les plus médiatisées se focalisent sur quelques arbres qui menacent de cacher la forêt – droit à l’avortement, parité dans les entreprises, partage des congés parentaux, diffusion autoritaire dans les écoles de ce que le public appelle désormais la « théorie du genre » sous prétexte de lutte contre les « stéréotypes sexistes ». Les conflits s’exacerbent, et plus personne ne sait de quoi l’on parle ni qui aujourd’hui défend vraiment les femmes.
Il est urgent d’abandonner les postures politiques et idéologiques, pour reconsidérer ces questions à partir d’une vision d’ensemble de la société, et porter enfin un regard apaisé sur la femme et sur l’homme. C’est cette vision d’ensemble, fondée sur une complémentarité réciproque des sexes que l’expérience quotidienne révèle, que nous voulons développer à partir de notre point de vue de femmes. Nous sommes femmes, et luttons pour vivre notre féminité dans la liberté et la reconnaissance sociale, mais ne prônons pas l’égalité mathématique d’individus supposés identiques.
Notre lutte est-elle féministe ? Le féminisme dans son sens restreint est une idéologie parmi d’autres, qui considère le rapport entre les sexes comme une lutte entre oppresseur et opprimé, et prétend atteindre la liberté par la subversion. Cette vision n’est pas la nôtre.
Antigones reconnaît l’égalité entre les sexes ; Antigones demande des mesures politiques en faveur des femmes, lorsqu’elles sont victimes d’injustices ou que leur condition féminine les fragilise ; Antigones promeut l’action socio-économique des femmes ; Antigones défend la libre disposition de son corps, de son cœur, de son intelligence, de sa volonté ; Antigones salue les progrès des mœurs, de la médecine, de la psychologie, de la religion ; Antigones soutient tout cela, à condition qu’on n’exige pas de la femme de cesser d’être femme pour y avoir droit.
Antigones ne refuse qu’une seule chose : la liberté de s’autodétruire. Nier les différences sexuelles et leur valeur sociale spécifique relève de l’autodestruction, parce que ces différences et leur portée symbolique structurent la vie des hommes. Fonder la lutte pour les droits des femmes sur la « guerre des sexes » relève de l’autodestruction, parce qu’hommes et femmes sont interdépendants – amoindrir l’homme, c’est diminuer la femme. Laisser la technique stériliser son corps relève de l’auto-destruction, parce que dominer le corps en le neutralisant, c’est l’instrumentaliser comme un objet en détruisant l’unité de notre être. Prétendre que l’avortement n’est pas une souffrance et une source de détresse pour les femmes, mais un droit fondamental positif, mène à l’auto-destruction inconsciente de centaines de femmes à qui l’on fait croire que cet acte est anodin, et qui ne sont pas prêtes à en porter les conséquences. Dissoudre l’institution familiale, comme le fait aujourd’hui le gouvernement français, relève du suicide social.
Notre féminisme veut donner aux femmes la possibilité de s’accomplir pleinement comme femmes au sein de nos sociétés. Les femmes en France ont été dévaluées et reléguées à un rôle jugé subalterne dès lors que la sphère privée a été comprise comme un lieu d’exclusion économique et de non-existence sociale. Cette situation n’est ni une constante de l’histoire, ni un fait de nature. Elle est nuisible pour les femmes, donc pour la société dans son ensemble. L’injustice fondamentale consiste à refuser à la femme la liberté d’exister socialement en tant que femme, c’est-à-dire en tant que force indispensable à l’équilibre social. Cette harmonie sociale suppose reconnaissance et valorisation des apports spécifiques de chacun des deux sexes pour la société.
Notre féminisme croit en la portée sociale des valeurs spécifiques à l’homme et à la femme. La philosophe Edith Stein relevait deux spécificités propres à la femme, qui la rendent précieuse pour l’équilibre social : l’attention privilégiée pour tout ce qui est vivant et personnel, et la tendance à la complétude, c’est-à-dire à approcher les personnes, la société, la nature comme un tout solidaire dont on ne peut extraire une partie à l’exclusion des autres. L’homme aurait au contraire une tendance à se porter davantage sur les objets, et un regard plus partiel sur les êtres, envisagés en vue d’objectifs précis. L’une et l’autre attitude sont tout aussi nécessaires l’une que l’autre à chaque strate de la société. Le primat de l’économique, qui construit la société sur le rapport de l’homme aux choses, et réduit le bien commun à une prospérité immédiatement quantifiable, pourrait être corrigé par une meilleure compréhension des valeurs masculines et une meilleure intégration des valeurs féminines, pour qui la primauté va à la vie, aux liens entre les personnes, aux valeurs non quantifiables et non objectivables.
Notre féminisme valorise l’ancrage de la culture des hommes dans la nature : contre tous ceux qui séparent l’être humain du reste de la nature, nous affirmons que les hommes, qui ne sont pas des animaux comme les autres, font pourtant partie d’un même univers qui les précède et fonde leur existence. La nature a distingué l’homme de la femme pour la fécondité de l’espèce humaine. Nous parions sur le respect de cette différence, qui structure positivement les rapports entre personnes et les équilibres sociaux. Cela ne signifie pas que féminité et masculinité soient des épiphénomènes de la vie biologique, dictés par un déterminisme naturel : c’est la société qui norme l’expression du masculin et du féminin, mais ces normes n’assurent l’épanouissement des personnes que lorsqu’elles respectent le sens inscrit dans la nature.
Nous nous opposons par conséquent à l’instrumentalisation politique et idéologique des gender studies : chercher à déstabiliser normes et repères, prétendant « prouver » que les genres masculin et féminin ne seraient que des constructions culturelles contingentes, et que la différence sociale des sexes serait nécessairement source de sexisme et d’injustice, est une erreur fondamentale et destructrice. Il n’y a pas rupture, mais continuité et interpénétration entre la nature et ses mises en scène culturelles. Le respect de cette continuité est gage de stabilité et d’épanouissement.
Savoir que les normes sociales ne sont pas totalement dictées par la nature, mais qu’elles sont en large part contingentes, transformables et renouvelables, est vrai et libérateur. Ce n’est qu’en ayant conscience de cela que l’on peut se sentir soi-même dans son sexe biologique, même sans adhérer à toutes les représentations sociales de ce sexe. Ce n’est qu’en reconnaissant cette relativité que l’on peut renouveler et améliorer les rapports entre les sexes dans la société, comprendre et intégrer dans le corps social les personnes qui échappent à nos normes qui n’épuisent jamais la totalité de ce que veut dire le fait d’être homme ou femme. Mais comprendre la relativité des normes sociales n’autorise pas à les détruire : culture et normes sociales manifestent le sens de ce que nous sommes, elles nous fondent et nous permettent d’exister dans le monde d’une façon particulière. Croire que l’indifférenciation et l’absence de normes nous rendrait plus libres de nous choisir nous-mêmes revient à se poser la question : Serions-nous plus libres si nous n’étions rien ?
Ce qui nous précède nous donne d’être et dessine les contours ce que nous sommes, il nous fonde en même temps qu’il nous limite. C’est en prenant appui sur ce que nous recevons de la nature et de la culture, de la Terre vivante et de l’Histoire des hommes, que nous pouvons être libres de nous choisir tels que nous sommes, pour être libres et heureux à la fois, avancer vers l’avenir sans rien renier du passé. Le cycle de formation d’Antigones est centré cette année sur le thème de la transmission, parce qu’il nous semble essentiel aujourd’hui, dans une société qui s’imagine ne reposer que sur elle-même et n’avoir pas d’héritiers à qui rendre des comptes, de redécouvrir le respect des générations passées et futures. La transmission intergénérationnelle est considérée dans de nombreuses cultures comme une des fonctions sociales les plus essentielles de la femme : la femme n’est pas seulement celle qui donne la vie, elle est celle qui crée le lien entre le passé et l’avenir, celle qui transmet la mémoire et la religion, le sens des choses et la manière de se comporter parmi les hommes. L’accueil et le don de la vie sont inscrits dans son corps, et le besoin d’elle dans le corps et le cœur de son enfant – c’est elle la première qui donne à l’enfant accès au monde et au sens des choses, c’est elle qui transmet la chair et le sang d’une civilisation. On lui refuse ce rôle en niant sa valeur. La société moderne commercialise des pilules pour les femmes et des semences stériles pour la Terre. A la domination de l’homme sur la Nature répond en miroir la domination du système économique sur le corps de la femme, que l’on a libéré des contraintes de la maternité pour le jeter dans les exigences de la rentabilité. Absorbée par le système socio-économique, la femme n’est plus là pour préserver et transmettre l’essentiel pour les générations futures, et personne n’a pris sa place. Ainsi « délivrées » des traditions familiales et du sens des choses, les générations futures seront « libres », mais pour s’intégrer passivement dans le système de domination socio-économique de demain – leur liberté ne sera qu’inconsistance.