Le présent article est la transcription de la chronique d’Anne Trewby et Iseul Turan pour le Café des Antigones en janvier 2019 que vous pouvez retrouver en version audio ici ou ici
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Notre époque est passée maître dans l’art du buzz, et à ce petit jeu, les féministes ne sont pas en reste. Internet et les réseaux sociaux sont les relais parfaits du culte du moi des modernes. La dernière invention en date en termes de féminité, c’est le « januhairy », soit en français le « janvier du poil ». Bien que les auteurs qui ont mis en scène Antigone n’aient jamais précisé le choix esthétique de l’héroïne grecque en la matière, nous passerons en votre compagnie quelques instants à analyser le phénomène.
Comme tout bon buzz féministe, « Januhairy » est lancé sur les réseaux sociaux par une étudiante anglaise en manque de frisson militant. Le 2 janvier dernier Laura Jackson a invité sur Instagram toutes les femmes à laisser de côté crème dépilatoire, cire et rasoir pour vivre ensemble la subtile expérience d’un mois entier toute fourrure sortie.
Si nous ne doutons pas de la sincérité de l’initiative de cette jeune femme, qui souhaite diversifier les représentations de la beauté féminine, nous doutons toutefois de l’impact réel dans la vie des femmes d’une telle action. Bien sûr, à la suite des précédentes vagues de portraits féminins qui consistaient à afficher ses vergetures ou encore sa cellulite, vous êtes mesdames invitées à poster sur internet une photo de votre anatomie poilue. Quelle démission de l’intelligence ! Dévoiler son intimité, qu’elle soit conforme ou non aux canons de beauté de l’époque, n’aidera pas les femmes et les hommes qui souffrent de n’être jugés qu’à leur physique. C’est notre civilisation de l’image et nos canons de beauté détachés de la réalité qui sont en cause. Plutôt que d’alimenter les fils Twitter et Instagram « body positive », pourquoi ne pas débrancher son téléphone. Un week-end de randonnée fera bien plus pour vous aider à éprouver et aimer votre corps qu’une marque de vêtement « inclusive ».
La question de la représentation du beau dans l’histoire, et notamment de la beauté féminine est pourtant un sujet historiographique fort intéressant, révélateur de l’anthropologie qui fonde chaque civilisation. Force est d’ailleurs de constater que les représentations de la beauté féminine étaient sans doute bien plus variée à d’autres époques, quand la nôtre ne fait que promouvoir l’idéal de la jeune fille pré-pubère, désirable sans pour autant avoir les marques de la fertilité, voire même quasi androgyne. C’est le modèle de la consommatrice idéale, à laquelle nous sommes tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, sommés de nous conformer. Ne vous y trompez pas, les revendications actuelles de représentations plus diverses ne représentent dans ce cadre qu’une niche marketing comme une autre, et dans le fond, quel que soit le poids des mannequins féministes ou leur pilosité, elles seront-elles aussi invitées à adopter la légèreté frivole de la jeune fille.
Au-delà de la question du beau, ce ridicule épisode est un bon rappel du règne de la subjectivité dans lequel nous baignons désormais. Chacun revendique comme universelle sa propre parole, sa propre expérience de vie, sa propre sensibilité, ne pouvant au titre de témoignage être contesté par personne. A ce titre, le dévoilement volontaire de l’intimité devient un moyen d’obtenir son quart d’heure de gloire, sa minute narcissique. A l’inverse de l’honnête homme des Anciens, qui devait prouver sa valeur pour qu’ensuite sa parole soit légitime, la parole se prend désormais de force, et c’est sa résonnance – autrement dit son audimat – qui donne a posteriori sa valeur au contenu tout autant qu’à l’émetteur. Autrement dit, faites du buzz, vous pourrez vous proclamer prophète.
Sauf qu’à l’ère de l’image et de l’information instantanée, il n’est pas si évident de « faire le buzz ». Le second ingrédient de l’engouement médiatique, une fois que vous vous serez décidé à faire de votre expérience personnelle une aventure partageable, sera la dimension sensationnelle de votre proposition. Le consommateur zappeur n’a pas assez de temps de cerveau à vous consacrer pour écouter une analyse socio-politique, aussi résumée soit-elle, ou pour décrypter avec vous les enjeux du monde moderne. Vous avez donc tout intérêt à sortir directement la carte du vulgaire, de l’inapproprié, de l’obscène. Dernier détail, votre performance devra s’inscrire dans un temps restreint – une journée, une semaine, tout au plus un mois, à la manière des jeux-concours Facebook ou Instagram, au risque de lasser.
Le mois de janvier se clos et « Januhairy » avec lui. Passé ce mois du narcissisme ridicule et obscène, vous avez désormais toutes les cartes en main pour devenir un nouveau héros de la modernité. Dommage qu’aucune Antigones n’ait accepté de photographier ses poils pour illustrer cette chronique, nous aurions peut-être pu tripler nos abonnements sur YouTube !