Hildegarde de Bingen (1098 – 1179) est une abbesse allemande, mystique, médecin, poète et compositrice de nombreuses symphonies. Femme d’une stature exceptionnelle, qui a correspondu avec les papes, les empereurs, les grands de ce monde et les principales autorités spirituelles de son temps, elle a été qualifiée de « conscience politique de la chrétienté ». Remise à l’honneur récemment pour sa médecine naturelle, Hildegarde est une personnalité exceptionnelle à redécouvrir, et son œuvre une source inépuisable d’inspiration.
Feuilletant, par curiosité, l’œuvre médicale de d’Hildegarde de Bingen[1], je me suis laissée attirer par un passage où Hildegarde décrit, pour aborder la question de la sexualité humaine, la création de l’homme et de la femme en Adam et Eve.
Ma première réaction fut d’étonnement, et la seconde, d’émerveillement : au beau milieu d’un ouvrage de recettes médicales, où sont analysés causes, symptômes et remèdes naturels des maladies humaines, c’est un véritable poème, une méditation sur l’amour masculin et féminin qu’Hildegarde offre à son lecteur, portant son regard sur les origines premières de la sexualité humaine. Permettez-moi de vous traduire ces quelques lignes :
« Lors donc que Dieu créa Adam, Adam en son sommeil éprouvait un grand amour, lorsque Dieu fit tomber sur lui le sommeil. Et Dieu façonna une forme qui correspondait à l’amour de l’homme, et ainsi la femme est l’amour de l’homme. Et aussitôt, lorsque la femme fut formée, Dieu donnna à l’homme cette puissance de création, pour que dans son amour, qui est la femme, il engendre des fils. Alors, quand Adam tourna son regard vers Eve, il fut tout rempli de sagesse, parce qu’il voyait la mère par laquelle il devrait engendrer des fils. Et quand Eve tourna son regard vers Adam, elle le regarda comme si elle le voyait dans les cieux, et comme l’âme qui désire les réalités célestes tend vers les hauteurs, parce que son espérance était tournée vers l’homme. Et c’est pourquoi un seul amour sera et doit être, un seul amour de l’homme et de la femme, et non deux amours étrangères. Pourtant, l’amour de l’homme est à l’amour de la femme, quant à l’ardeur de sa flamme, ce que le feu des montagnes ardentes, qui s’éteint difficilement, est au feu des bois, qui s’éteint facilement ; et l’amour de la femme comparé à l’amour de l’homme est comme une douce chaleur émanant du soleil, qui fait naître des fruits, par rapport au feu dévorant des forêts, parce que la femme aussi doucement met son fruit au monde dans son enfant.[2] »
A travers les textes d’Hildegarde, l’amour se dessine comme la réalité primordiale, origine et fin des êtres – ce texte en est un magnifique exemple. La femme a été façonnée par le Créateur à partir de l’amour de l’homme, elle est modelée sur cet amour, à partir de ce que l’homme en lui a de meilleur – sous la plume d’Hildegarde, la femme est amour fait chair, personnification de la part la plus profonde de l’homme ; elle incarne la réalité ultime de l’humain. Et ce n’est que « lorsque la femme fut formée » que l’homme se découvrit homme, parce qu’en elle l’homme se voit père, il découvre, dans l’éblouissement d’un instant, la profondeur de l’existence humaine et le mystère de la génération. Cette conscience nouvelle de la paternité le « remplit de sagesse » : la première émotion de l’homme face à la femme, chez Hildegarde, c’est la stupeur devant la perspective de la paternité qui lui est soudain ouverte. L’homme devient sage en regardant la femme, et le premier regard de la femme sur l’homme est d’admiration, de confiance et d’espoir : La source de la sagesse humaine, la proto-philosophie, est amoureuse, charnelle et spirituelle à la fois.
Hildegarde enchaîne sur une très belle méditation sur l’unité de l’amour primordial qui unit l’homme et la femme, amour à la fois un et différent, mais non étranger : Et ideo una dilectio erit et esse debet, viri et femine, et non aliena. L’amour est un, mais s’incarne pourtant en deux variantes : l’amour volcanique de l’homme, l’amour doux et fécond de la femme, comparé à la chaleur du soleil. La pensée médiévale attribuait au soleil une vertu nourricière et génératrice : c’était le soleil qui donnait vie aux êtres terrestres, qui engendrait directement certains animaux. Attribuer à la femme la chaleur du soleil, c’est lui donner symboliquement la puissance de vie dans sa plénitude.
Ce texte illustre les plus belles originalités de l’œuvre de l’abbesse rhénane : selon Laurence Moulinier, c’est l’ensemble de l’œuvre qui, « par l’accent qui y est mis sur l’aspect psycho-sexuel, et par la présentation des types masculins et féminins dans des cadres séparés, (…) reste sans équivalent dans la réflexion du Moyen Age sur le comportement amoureux. » L. Moulinier souligne également un trait marquant de la pensée anthropologique d’Hildegarde, qui traverse son œuvre médicale : « l’image que donne le Cause et cure de la femme est nettement plus positive que celle des théologiens ou médecins contemporains : contre ceux qui présentent à l’envi la femme comme insatiable, le plaisir féminin, comparé à l’action du soleil, est décrit ici comme moins ravageur que celui de l’homme, comparé à l’effet du feu ; le cycle menstruel est ramené au mouvement plus général des fluides sous l’action de la lune, et n’est donc pas la honte exclusive du sexe féminin ». Chez Hildegarde aussi, la femme est rapprochée de la figure ambiguë d’Eve, à la fois mère des hommes et première pécheresse ; pourtant, la profondeur du regard d’Hildegarde dépasse le jugement négatif et unilatéral des théologiens de son temps : « Eve elle-même n’est pas tant la première pécheresse par qui tout le mal est arrivé, que celle dont la faiblesse constitutive a rendu possible par la suite le rachat du genre humain ». La force orgueilleuse, tentation permanente des hommes, qui faisait obstacle à l’action de l’Esprit divin, a été vaincue par la faiblesse, la délicatesse et l’amour sans mesure d’une femme.
Isabelle, membre du Bureau des Antigones
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[1] Beate Hildegardis Causae et Curae, ed. Laurence Moulinier, éd. Akademie Verlag, coll. « Rarissima mediaevalia, Opera latina », Berlin 2003.
[2] Hildegardis Cause et Cure, op. cit. §283