Le présent article est la transcription de la chronique d’Anne Trewby pour le Café des Antigones en décembre 2017 que vous pouvez retrouver en version audio ici
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A l’approche de Noël, je vous propose de nous pencher sur la question des contes de fées. Le sujet est d’actualité depuis que Sarah Hall, mère de famille britannique, a fait la une des média en réclamant que « La Belle au Bois Dormant » soit supprimé des programmes scolaires à cause du caractère non consenti du baiser du Prince à la Belle endormie. Les media et les garants de la pensée unique s’emparent aussitôt de l’affaire : France Culture s’interroge – « Le prince Charmant est-il un prédateur sexuel » – tandis que le Huffington Post interview une autrice et metteuse en scène dont le fonds de commerce est de dénoncer les violences faites aux femmes dans les contes de fées. Voyons ensemble si ce scandale en est vraiment un.
Heureusement, les débats se sont concentrés sur la version édulcorée du conte, celle de Disney. Qu’aurait pensé Sarah Hall face aux versions précédentes, autrement plus choquantes ? Le dessin animé fait en effet l’impasse sur la 2e partie du conte, dans laquelle la mère du prince, qui est une ogresse, tente de manger la princesse et ses enfants – heureusement sauvés au dernier moment par le prince. Et non, « La Belle au Bois Dormant » n’est pas juste une « petite histoire inoffensive ».
Quant à ceux qui objectait à Sarah Hall que « ça va, c’est qu’un bisou », on les renverra à l’histoire de « Soleil, Lune et Thalie », de Basile. Dans cette version, le roi ne se contente pas d’un baiser mais viole Thalie et la met enceinte de jumeaux avant de repartir tranquillement auprès de sa femme légitime. C’est cette dernière qui dans cette version tente de faire manger ses enfants à son mari et de tuer sa maîtresse. Surprise avant d’avoir pu accomplir sa vengeance, le roi la jette dans le bûcher qu’elle avait préparé pour sa rivale, et s’empresse d’épouser Thalie.
Et oui ! N’en déplaise aux naïfs, les contes sont empreints de violence, et n’en déplaise aux féministes de comptoir, si le Prince Charmant n’est pas un saint, il n’a pas pour autant l’apanage de la violence. Dans le conte dont nous discutons, c’est au contraire en majorité les femmes qui sont à son origine : c’est une fée qui jette le sort à la Belle, une vieille femme qui lui tend le fuseau, une femme encore qui cherche à la tuer et à tuer ses enfants. Quant aux figures masculines de l’histoire – elles ne correspondent pas tout à fait aux modèles de virilité traditionnels, entre le père de la princesse qui cherche à éviter l’inévitable, le prince – violeur ou pas – qui dans les deux versions cache son idylle, à sa mère ou à sa femme, dont il est d’ailleurs incapable de protéger la princesse. Heureusement qu’il retrouve un semblant de courage à la fin de l’histoire !
Et cette histoire de consentement alors ? Dans le cas de l’école, on peut mettre de côté Basile et son prince violeur : l’auteur destine explicitement son conte à un public adulte. Pour ce qui est des versions du conte traditionnellement racontées aux enfants, le débat n’a en réalité pas lieu d’être. D’abord, si dans la version des Grimm c’est le baiser qui réveille la belle, dans la version de Perrault, il n’intervient qu’après son réveil. Ensuite, dans les deux cas, le récit mentionne l’épaisse forêt de bruyères qui a poussé lorsque la princesse est tombée endormie et qui barre le passage à tous les prétendants. C’est seulement lorsque 100 ans sont révolus – c’est-à-dire que la princesse est prête à accueillir son prince, que la forêt s’écarte pour laisser passer ce dernier – celui là et pas un autre. S’il faut vraiment plaquer sur le conte nos préoccupations contemporaines, on peut considérer ce phénomène merveilleux comme la marque d’un choix, allez, osons le mot, comme une forme de consentement.
Reste la question de la violence. Les histoires que nous avons évoquées ensemble sont-elles vraiment adaptées aux enfants ? Ce faux débat relève d’une erreur fondamentale. On ne lit pas un conte comme on lirait Le Figaro ou Le Monde. Les contes ne racontent pas des faits divers. Ils se placent non pas sur le plan de la réalité, mais sur le plan symbolique. La violence fait partie intégrante du conte parce qu’elle fait partie intégrante du monde, et le conte montre au contraire comment elle peut s’avérer nécessaire et bénéfique, et surtout comment la traverser et la surmonter.
Qu’on considère le conte comme un substrat des mythologies anciennes, comme le vecteur d’un enseignement social et moral sur le monde, comme une manière de donner un sens au monde, d’interpréter et d’expliquer ses lois, ou encore comme une manière d’expliquer les méandres de la psyché humaine ; on conviendra dans tous les cas qu’il porte en lui une forme de sagesse, de connaissance. « La Belle au Bois Dormant » est à ce titre exemplaire.
Le conte évoque en termes subtils la période de l’adolescence et de l’éveil sexuel, celui de la princesse face au fuseau. Jeunes garçons et jeunes filles pourront également s’identifier à cette longue période de repli sur soi et d’apparente inaction de l’adolescent représenté par les 100 ans de sommeil de la princesse. Il sera rassuré de comprendre la nécessité de cette maturation pour permettre à la princesse comme au prince d’être prêts l’un pour l’autre. Loin d’être un appel à l’agression sexuelle, « la Belle au Bois Dormant » serait ainsi plutôt une apologie d’une attente tout à fait chaste de l’être aimé.
La « Belle au Bois Dormant » donne aussi à voir les différentes étapes de la vie d’une femme, de la puberté à la maternité. Le point de départ, c’est l’annonce d’un sort, celui que représente le cycle menstruel. C’est son arrivée, c’est-à-dire la puberté, qui va plonger la princesse dans le sommeil jusqu’à ce qu’elle soit prête pour son prince. Vient ensuite, dans les versions du conte antérieures à Disney, la maternité et le mariage. Dans la version de Basile, c’est d’ailleurs non pas le baiser du prince mais le fils de la belle qui la réveille lorsque qu’il tète son doigt au lieu de son sein, enlevant ainsi l’écharde qui avait provoqué ce sommeil merveilleux. C’est donc dans la relation avec l’enfant que la princesse achève la lente maturation qui fera d’elle une femme. Les versions de Perrault et Grimm insistent quant à elles plutôt sur le statut d’épouse de la belle lorsqu’elles soulignent que le couple ne pourra être pleinement heureux que lorsque le mari aura réussi à se détacher de sa mère.
Mais l’interprétation ne s’arrête pas là. Pour certains auteurs, la belle endormie serait un dérivé de la figure de Perséphone, déesse de la Nature qui renaît. A ce titre, le conte est également une métaphore du cycle des saisons. L’interdiction du père de la princesse des fuseaux qui pourraient blesser sa fille fait d’ailleurs écho à une tradition ancienne qui consistait à ne pas utiliser fuseau ou rouet au moment de la nouvelle année pour ne pas risquer de gêner la course du soleil. Avec le réveil de la belle, c’est la nature qui renaît et devient fertile. Le prince est alors le héros symbole du Soleil qui permet cette renaissance. Leurs enfants s’appellent d’ailleurs selon les versions soit Soleil et Lune, soit Aurore et Jour.
A la lumière de cette interprétation et au risque de perpétrer l’oppression du patriarcat blanc hétérosexuel, nous ne pouvons donc que vous inviter à redécouvrir en famille ce conte, particulièrement à propos à quelques jours de Noël et du solstice d’hiver.
Et n’en déplaise à Sara Hall, nous défendrons les contes pour nos enfants, non seulement parce qu’ils font partie de notre héritage culturel et littéraire, pour ce qu’ils nous enseignent sur le monde et ses lois, mais aussi parce qu’ils nous enseignent un langage essentiel à une réelle compréhension du monde, le langage du symbole.