Les Antigones ont été invitées en octobre 2017 par Eugénie Bastié et Marianne Durano à participer au dossier sur le féminisme du 8e numéro de la revue d’écologie intégrale Limite. Voici l’article intégral d’Isabelle Collin, membre du Bureau des Antigones, sur le piège du marketing vert pour les femmes.
Vous pouvez également retrouver dans la revue et sur notre site l’article d’Iseul Turan, A salaire égal, galères inégales
Pour en finir avec le féminisme vert
Le système recycle tout, même notre aspiration à une vie plus simple. Les femmes sont les premières consommatrices de ce capitalisme vert qui a tôt fait de les renvoyer à la niche (du marché). Pourtant, notre féminité est le levier du renouveau.
Ni cocottes ni pigeonnes !
Consom’actrice avertie, la jeune femme du XXIe siècle a la fibre écologique. Adepte de slowcosmétique et tentée par le zero waste, amoureuse de légumes oubliés, elle traque les parabens et l’huile de palme sur les étiquettes. Elle fait la part du colibri, convaincue qu’il n’y a pas de petit geste, quand il est multiplié par soixante millions. Pourtant, ce n’est pas la somme des vertus privées qui fait la vertu publique : s’il est nécessaire de changer nos logiques de consommation, cela ne saurait suffire à amorcer une véritable résistance, quels que soient les efforts individuels consentis. Nous ne pouvons consommer « vert » que parce que le capitalisme fait de nous une marginalité intégrée.
Le plaisir qu’il y a à concocter soi-même ses soins maisons, à jouer à la dînette avec son bol chauffant, son mini-fouet et son extrait de pépins de pamplemousse, tout cela n’est à tout prendre qu’une réponse du capitalisme qui se défend contre notre besoin d’autonomie. Il n’y a qu’à naviguer sur le site d’Aroma-zone, l’hypermarché web des cosmétiques écolos, pour réaliser à quel point le « homemade », n’est qu’une facette parmi d’autres de notre société de consommation débridée. Même chose derrière les fourneaux : le nutella maison et la crufiture de fraises, le gâteau choco-courgette sans gluten – tout cela est bel et bon. Un vrai plaisir pour les yeux, ces rangées de bocaux pleins de farine d’épeautre, ou de fruits secs achetés, bien-sûr, en vrac – plastic-free, on a dit. C’est aussi beau que les pages « vie pratique » ou « lifestyle » d’un magazine féminin.
Le système économique dans lequel nous vivons est passé maître dans l’art de nous renvoyer notre propre reflet : nous pouvons faire nous-mêmes notre univers livré en kit, et vivre dans un confort sur-mesure où rien ne viendra troubler notre bonne conscience. Nous avons droit nous aussi à notre petite case « jeune femme bio-écolo », qui ne dérange personne et rapporte beaucoup, qui n’est qu’un nouveau visage de la jeune fille, idéal-type du capitalisme de la séduction, dans sa version eco-friendly.
Les radicales iront plus loin : elles ont dit adieu au soutien-gorge, cessent de s’épiler, pratiquent le slow-sex et se reconnectent aux rythmes lunaires. Tout un mode de vie et de pensée disponible en quelques clics. On s’y sent connectée à la Terre-Mère et à son féminin profond. En prime, le sentiment d’appartenance est livré avec : nous faisons partie de la grande communauté, riche et bariolée, des alternatifs. Dans notre « société liquide » (Zygmunt Bauman), le système de consommation devient un moyen de construire une identité qui n’est plus transmise. Une transformation radicale de nos modes de vie en société est littéralement impensable dans ces conditions, puisqu’elle remettrait en question cette identité factice dans laquelle se réfugient les individus.
On n’est pas là pour buller
Si la consom’action est un leurre, sommes-nous définitivement piégés ? Tant que nous ne serons qu’une collection d’individus, nous pèserons sur le marché, mais notre existence n’aura aucun impact politique. Pour exister – autrement dit, pour sortir de la masse, il nous faut reformer des communautés véritables, foyers de résistance et surtout forces motrices pour renouveler la vie en société.
Qu’on ne se leurre pas : il ne suffit pas d’être plusieurs pour congédier l’individualisme, qui existe aussi sous forme communautaire – des groupes sociaux aussi autonomes que marginaux, censés préserver l’identité factice d’individus partageant une même idéologie et un même mode de vie. la bulle à l’américaine est un atome social, un individu collectif dont la liberté privée est tolérée tant qu’elle ne nuit pas à celle d’autrui.
La communauté organique – celle qui fait corps avec les autres communautés au sein d’une même entité politique – est tout le contraire d’une bulle : c’est un foyer. La bulle est faite pour préserver, le foyer rayonne et diffuse sa chaleur. La bulle peut cohabiter avec d’autres bulles, mais elle éclate au contact d’un objet hétérogène ; le foyer au contraire s’alimente de tout ce qui lui est extérieur. Il est cerclé de pierres, mais sa flamme se transmet de proche en proche. Ces communautés organiques sont de différents types, à commercer par la première communauté de vie : le foyer au sens commun du terme. N’en déplaise aux féministes, c’est notre première ligne de front.
Pour un écoféminisme intégral
Le féminisme conventionnel est devenu une institution à la botte de l’individualisme capitaliste – il est urgent de nous émanciper de cette idéologie, qui perçoit le foyer comme un lieu de relégation hors de la société, le soin de la vie quotidienne comme une déchéance, l’éducation comme une fonction étatique, la religion comme une aberration patriarcale, l’identité comme une entrave à la liberté, la réussite professionnelle comme seul horizon de la liberté des femmes, et j’en passe. Notre féminisme sera communautaire : un écoféminisme intégral.
« Eco–féminisme » : voilà un bel oxymore ! La racine grecque oikos (éco) c’est la maisonnée, ce royaume des femmes dont le féminisme institué nous a « libérées » pour faire de nous des individus rationnels. Car dans une maisonnée, on n’est jamais un individu isolé, livré à soi-même et à sa rationalité privée – on y est d’emblée père ou mère, fils ou fille, frère ou sœur, oncle, cousine ou grand’mère : l’être de l’oikos est un nœud de relations. L’oikos, c’est le lieu de la production économique, l’espace où s’organisent les relations sociales primaires au sein de la communauté naturelle prépolitique, et où grandissent les adultes de demain. Pour exister, commençons par nous réapproprier l’espace pré-politique : celui du foyer où tout commence, où tout se transmet. Cette communauté première est bien plus vaste que la famille nucléaire à l’occidentale – cette aberration moderne où deux individus, isolés et démunis, sont sommés de satisfaire l’infinité des besoins de leur progéniture. C’est une communauté élargie que nous devons reconstruire – famille, voisinage, amis, animaux, pierres et plantes, arbres et ruisseaux. Dans cette optique, la maternité occupe une place éminente.
Le grand retour du matriarcat
Mères et porteuses de vie, notre pouvoir est immense. Nous faisons naître et croître le monde de demain – et ce n’est pas une métaphore. Faire naître le monde de demain, c’est, très concrètement, donner le jour aux enfants qui seront ce monde, leur transmettre les habitudes de vie, les outils pratiques et intellectuels qui leur permettront de bâtir une société plus juste et plus respectueuse de la nature aussi bien que de l’homme. Ce sont ces habitudes qui, transmises dès le plus jeune âge, rendront la génération nouvelle capable d’aller plus loin que la nôtre, parce qu’elle sera pleinement à l’aise avec un mode de vie qui lui semblera naturel, fût-il acquis de haute lutte une génération plus tôt.
A nous de transmettre à nos enfants ces savoir-faires quotidiens indispensables à l’autonomie, à commencer par la cuisine et le jardinage, ces savoirs domestiques ringardisés par un féminisme consumériste. A nous de transmettre à nos enfants le sens du sacré, en leur apprenant à méditer, à contempler, à faire silence. A nous de leur apprendre ce qu’est l’argent : non pas une propriété privée au service de nos plaisirs individuels, mais un simple moyen ordonné au bien commun, à commencer par celui de la famille. Encore faut-il qu’il y ait chez nous un bien commun, qui ne se situe pas seulement au plan de l’avoir mais soit avant tout une qualité d’être – et un devenir commun. Lorsque ce bien commun existe, les choses mêmes – les murs de la maison protégeant le feu qui y brûle, le champ où pousse le blé, les fleurs du jardin, la guitare posée au salon ou les livres de la bibliothèque – ne sont pas des objets inertes ou des ressources à consommer, elles participent à la vie de la famille, à l’ancrage de l’homme dans son sol, à son ouverture au monde.
Dans une perspective éco-féministe, les mères ne sont pas « au foyer » comme on est au four ou au moulin : elles sont le foyer de la communauté. Certaines tâches leur sont communément dévolues, par pragmatisme. Mais le féminin n’est pas tant dans la nature des tâches que dans une qualité d’être, qui s’exprime dans un faire contingent. Au reste, dans une communauté « écologique », les hommes aussi font leur part quotidienne, car les tâches y sont plus variées que dans un « ménage » INSEE – de la couture à l’entretien de la forêt en passant par le soin des bêtes ou le rempaillage d’une chaise.
Cela étant la maternité charnelle n’est pas le tout de la féminité, et l’on peut être pleinement femme sans être mère. L’oikos comme communauté de vie enracinée, fondement de la société écologique, s’étend bien au-delà de l’échelon familial – le village et la ville sont des communautés de vie, et l’oikos est l’une des dimensions de la nation. A chacun de ces niveaux, l’énergie féminine trouve à s’exprimer.
Féministes (quand même) !
La reconquête du pré-politique n’est toutefois qu’un premier pas, et si l’oikos est le fondement de la vie sociale, il n’en n’est pas le sommet. Au-dessus de ces communautés de vie s’organisent des communautés d’action d’ordre politique – au sens large de tout ce qui regarde le bien commun de la cité, et au-delà encore, des communautés d’ordre méta-politique et spirituel. Pour que notre féminisme ne soit pas un vain mot, le féminin doit être valorisé dans toutes les dimensions de l’existence humaine, sans exception : si l’Homme est un animal politique, la femme n’est pas un animal domestique !
On dit que les femmes sont par excellence des êtres de relation : c’est pourquoi elles sont force de cohésion. Dans toutes les formes de communautés, d’action ou de vie, politiques, artistiques, religieuses, économiques, à chacune de trouver sa façon d’être « foyer » – de communiquer autour de soi l’énergie et l’impulsion, de tisser de proche en proche la trame des liens personnels sans lesquels aucune société n’existe.
Parce que notre féminité est le levier le plus puissant pour transformer ce monde de l’intérieur et sortir enfin de l’impasse capitaliste, nous appelons l’émergence d’un éco-féminisme intégral – un féminisme communautaire, libre et radical. Face aux enjeux écologiques, notre féminité est une arme !