Les Antigones ont été invitées en octobre 2017 par Eugénie Bastié et Marianne Durano à participer au dossier sur le féminisme du 8e numéro de la revue d’écologie intégrale Limite. Voici l’article intégral d’Iseul Turan, co-fondatrice du mouvement, sur la question des inégalités salariales.
Vous pouvez également retrouver dans la revue et sur notre site l’article d’Isabelle Collin, membre du Bureau des Antigones, Au foyer…de la révolte, pour en finir avec le féminisme vert.
« Egalité réelle » ou encore « égalité intégrée », on multiplie les adjectifs sans s’attaquer au cœur du problème : manifestement, les femmes peinent à être des self-made-men comme les autres. Difficile de porter en même temps un bambin et un attaché-case. Mais – une fois le constat établi, que proposer ?
La notion d’égalité est chère aux féministes conventionnelles ; elles l’invoquent notamment lorsqu’il est question du travail des femmes. En tête de file de leurs combats sur le sujet, l’égalité salariale. Avant de réclamer comme elles « à travail égal, salaire égal », il faut interroger les causes des disparités de salaires entre hommes et femmes. On constate effectivement des écarts de salaire entre hommes et femmes, imputés systématiquement à la misogynie des patrons ou à une société restée profondément patriarcale. La réalité est naturellement plus complexe. À force de minimiser les différences biologiques entre les sexes, on oublie que la source de cet écart, c’est en premier lieu la maternité.
Lorsqu’une femme entre sur le marché du travail — quel que soit son diplôme, elle est en âge d’avoir des enfants, tant physiologiquement que socialement. La libre négociation des salaires est ainsi biaisée dès l’embauche par cette potentialité que certaines femmes ne réaliseront pourtant peut-être jamais. Cet écart originel de salaire peut ensuite se creuser pour celles qui ont des enfants, par les interruptions effectives qui accompagnent nécessairement leur maternité. A la lumière d’une carrière, la sentence « à travail égal, salaire égal » peut ainsi conduire à justifier de moindres salaires pour les femmes ; après tout, à l’heure de la retraite, elles auront pointé moins souvent que leurs collègues masculins, non ?
Certaines féministes en concluent que la maternité est un frein structurel à la progression de la carrière des femmes qu’il convient de lever pour obtenir l’égalité rêvée. Elles proposent alors plus de systèmes de garde pour les enfants, une réduction du congé maternité, ou encore le partage obligatoire du congé parental pour minimiser au maximum cette barrière structurelle. Certaines vont même jusqu’à faire de l’utérus artificiel l’unique espoir d’une authentique égalité devant l’emploi ! En attendant, Facebook et Google proposent déjà à leurs employées de congeler leurs ovocytes afin de repousser toujours davantage la perspective d’une maternité encombrante.
Ventre engrossé n’a pas point d’oseille
Avant de sortir le bistouri, a-t-on vraiment fait tout ce qui était juridiquement possible pour palier cette différence biologique ? Les congés susnommés représentent en effet un coût considérable pour l’employeur, tant d’un point de vue fiscal que pratique. D’une part, il continue de payer une partie des charges salariales de la salariée absente. D’autre part, il se voit souvent obligé de remplacer sa salariée pendant son absence. Se cumulent alors le temps passé à la formation du remplaçant et son coût fiscal: pour un même poste, double peine. Qu’on s’étonne ensuite si les entreprises ne considèrent pas de la même manière l’embauche d’un homme et d’une femme !
Le coût de la maternité repose donc sur les employeurs, qui paient double charge pour la femme en congé et pour son remplaçant, et sur les employées, qui subissent les écarts de salaire et de retraite, qu’elles aient ou non pour projet d’avoir des enfants. Entre le petit patron et la jeune salariée, c’est alors un peu la guerre des pauvres. Car dans un contexte où l’enfant ne peut être que le fruit d’un choix, contraception et avortement obligent, aucune plainte ne saurait être admise de la part de la femme enceinte ou de la nouvelle mère, ni sur le plan économique, ni sur le plan émotionnel. Outre des brimades trop fréquentes de la part d’employeurs ou de supérieurs hiérarchiques, l’idéologie contemporaine du droit à l’enfant conduit à des violences graves, par exemple des avortements pour motif économique.
Ces maternités sont pourtant une nécessité pour la société, dont elles assurent a pérennité. Un changement de point de vue s’impose : nous choisissons donc à revers des féministes conventionnelles de considérer la maternité non pas comme un frein à l’épanouissement professionnel et personnel des femmes, mais comme une réalité nécessaire et bénéfique à l’ensemble de la société. A ce titre, pour qu’il y ait une véritable justice de tous devant l’emploi, le coût de la maternité doit être partagé par tous, et non seulement sur les femmes à titre individuel. C’est pourquoi nous ne demandons pas « à travail égal, salaire égal », mais l’instauration d’une inégalité protectrice : la maternité – et non les femmes – doit avoir un traitement spécifique dans le monde du travail qui ne pénalise ni les entreprises, ni l’évolution de carrière des femmes.
Petites mères du peuple
Concrètement, nous proposons d’instaurer une aide fiscale pour les entreprises dont les salariés prennent un congé maternité et/ou parental, afin qu’il ne pèse pas d’un seul centime supplémentaire pour l’employeur. L’effort serait ainsi partagé par l’ensemble de la société, ce qui paraît la moindre des choses, ces maternités étant la condition de sa pérennité.
Ce traitement spécifique que nous demandons pour les femmes au sein du monde du travail ne doit pas être compris comme une discrimination positive, ou même un droit supplémentaire accordé aux femmes en tant qu’individus. Il s’agit au contraire de prendre les hommes comme les femmes comme des êtres incarnés et inscrits dans une temporalité.
Outre ces allègements fiscaux aux entreprises, nous proposons, plus largement de redonner ses lettres de noblesse à la notion de foyer, tant sur le plan économique que symbolique. On discute aujourd’hui de plus en plus sérieusement, une fois encore au nom d’une plus grande égalité des hommes et des femmes devant l’impôt, de la disparition de la notion de foyer fiscal. Celle-ci comme le fait d’attribuer allocations et aide aux familles à titre individuel et non familial, revient à nier la dimension sociale de la génération. Nous y sommes fermement opposées. Pour en finir avec l’idéologie individualiste du droit à l’enfant, il est nécessaire de réintégrer et de valoriser la notion de foyer fiscal, quand bien même celui-ci serait monoparental ou comprendrait les ascendants.
Outre un changement de paradigme dans le fonctionnement de notre économie, nos positions sur le sujet ont des conséquences anthropologiques. La justice salariale et la prise en compte du foyer fiscal que nous demandons nécessite que la société prenne en compte la différence entre les sexes, et qu’elle change son regard sur la maternité. La maternité ; si elle est une potentialité unique du corps féminin, ne fait pas des femmes les propriétaires de leurs enfants. La génération n’est pas un désir féminin égoïstement satisfait, c’est la condition sine qua non de l’existence d’une communauté humaine. Voilà pourquoi c’est à l’Etat, et non aux entreprises, de prendre en charge le coût social de la maternité. Voilà pourquoi nous devons, collectivement, aux mères protection et justice, non par charité ou égalitarisme, mais parce que sans elles, c’est la société qui s’écroule.