La Loi El Khomri a beaucoup fait parler d’elle ces dernières semaines, y compris parmi les Antigones, qui vous livrent ici leur point de vue sur ce projet de loi. Parce que finalement, celui-ci n’est encore qu’un énième symptôme de la dérive de nos sociétés contemporaines.
Cette loi n’est ni la révolution attendue par ses promoteurs ni l’apocalypse annoncée par ses opposants. Elle n’est finalement qu’un symptôme de la dérive de nos sociétés contemporaines ; elle s’inscrit dans le projet de « déménagement du monde » tous azimuts évoqué par Jean-Luc Mélenchon et dont nous avons plus qu’assez. Refuser cette loi n’équivaut pas à se satisfaire de la situation ante, c’est une simple réaction de bon sens à la folie de nos élites !
Le projet n’a rien d’original, il ne s’agit en réalité que d’une traduction des consignes européennes, d’une « harmonisation ». Comme pour la loi Macron, ce n’est pas le gouvernement socialiste qui mettrait volontairement en œuvre une politique libérale-libérale, mais un alignement aveugle de la France sur les consignes de l’Union européenne.
Sur la forme, le projet est parfaitement inaccessible au commun des mortels. Comme souvent les articles ne sont pas réécrits entièrement, ce qui nécessite une lecture croisée du projet avec les textes existants, interdisant aux publics ne disposant pas d’un solide bagage juridique toute autonomie d’appréciation. Le citoyen lambda est ainsi livré à l’expertise des divers techniciens du droit, aux raccourcis médiatiques et aux manipulations politiques.
À l’illisibilité de ce projet, s’ajoute la montagne d’amendements, eux-mêmes truffés de « cavaliers législatifs » – chevaux de Troie noyés dans le flot de dispositions – qui font passer le projet de 137 à 500 pages. Même averti, le lecteur ne sait plus à qui sont destinés les changements et quelles sont leurs finalités. Des promoteurs aux adversaires au projet de loi, combien auront pu apprécier toutes les subtilités du texte ?
Le mille-feuille des ajouts désordonnés au Code du travail depuis le début des années 1990 nécessitait des clarifications afin de redonner lisibilité et prévisibilité au droit du travail. En 25 ans, il est passé de 900 pages à plus de 3 500 aujourd’hui ! Dans un contexte de crise et face à la concurrence déloyale d’unités de production délocalisées au bout du monde et affranchies de toutes normes sociales et environnementales, des dispositions étaient fort légitimement attendues pour les employeurs, TPE et PME, afin de garantir la viabilité de leurs entreprises. Le projet El-Khomri ne répond en rien à cette attente des acteurs français d’une aide juridique face à des multinationales hors sol, comme Starbucks ou Uber, qui réalisent le gros de leurs bénéfices sur des territoires où elles embauchent peu ou pas et ne paient aucun impôt (8 %).
Pire, le projet augmente l’insécurité juridique pour les salariés et les employeurs malgré quelques dispositions utiles. Ces dispositions se concentrent sur les salariés de très grands groupes souvent parapublics, comme si les 900 000 PME françaises n’existaient pas. Cette loi ouvre d’immenses opportunités de fraude aux heures supplémentaires : augmentation du volume du temps de travail, amplitude horaire étendue, non-rémunération des heures d’astreinte, heures supplémentaires annualisées… Les accords d’entreprises qui malgré leurs travers étaient toutefois l’occasion d’une discussion employeur/employé deviennent le lieu d’un chantage à l’emploi.
Les syndicats, devenus de lourdes bureaucraties, se préoccupent plus de leur croissance numérique que des salariés qu’ils sont censés représentés. Loin d’être réformés dans ce projet de loi, ils sont simplement évincés du dialogue social par la disparation du caractère supérieur de l’accord de branche. Quoi qu’on puisse penser des syndicats et de leur forme actuelle, c’est une nécessité pour les salariés que le dialogue social soit protégé par un corps intermédiaire. La simple disqualification des syndicats revient en réalité à une libéralisation, c’est-à-dire une atomisation du dialogue social. Les employeurs se retrouvent dans une relation du fort au faible avec leurs salariés dans des négociations individualisées. Quelle que soit la bonne volonté de certains, elle n’est pas un présupposé suffisant pour assurer la justice sociale. Le droit a pour mission d’organiser la vie sociale, elle ne le peut sans produire des organes collectifs : corporations, ordres, syndicats…
On retiendra comme toujours quelques « mesurettes » très nécessaires comme le droit à la déconnexion qui semble avoir tardé à être inscrit, l’extension aux hommes des congés pour enfants ou encore la lutte contre les travailleurs détachés ; mais pour l’essentiel cette loi ne répond pas aux attentes des Français, qu’ils soient employeurs ou salariés.
Quant à la réception du projet par les Français, les mobilisations parisiennes, mises en parallèle avec les manifestations contre le Mariage pour Tous, traduisent le désarroi profond de deux France, qu’apparemment tout oppose – opinions politiques, sociologie, imprégnation religieuse… Si l’on additionne la contestation du programme anthropologique par les « Veilleurs » et les « Sentinelles » à la crainte de l’insécurité sociale, dont témoignent les fameuses « Nuit Debout », c’est toute la France qui refuse de se conformer au programme libéral-libertaire prévu par les élites françaises et européennes.