Dans le cadre de notre réflexion sur la transmission, nous nous avons invité une artiste contemporaine à notre permanence parisienne du 6 mars 2014. Elle s’est exprimée sur la manière de transmettre idées et valeurs dans l’espace public à travers des actions artistiques : la destructuration de la culture que soulignait notre dernier travail a pour corollaire l’hégémonie de normes imposées par le discours médiatique dominant. Dans l’espace public d’aujourd’hui, transmettre, c’est communiquer, diffuser le contenu par l’image. Nous avons donc échangé sur la possibilité de réinvestir l’espace de communication par l’action artistique.
Conférence :
De mai 68 à aujourd’hui : identités militantes
J’étais très étonnée de voir, lors des dernières Manifs pour tous, le même phénomène qu’en mai 68 : la construction d’une identité au fil des manifestations. En mai 68, des gens de tous milieux se sont retrouvés à l’université sans liens, sans se connaître, sans identité commune. Cela rendait les relations difficiles. Pendant les mois de manifestations, quelque chose s’est passé qui s’est prolongé jusqu’aux Manifs pour Tous. Toutes les idées qui sont sorties de Mai 68 se sont progressivement réalisées jusqu’à aujourd’hui. Mai 68 a échoué, tout est rentré dans l’ordre, et en même temps, tout a continué. Nous avons mis 40 ans à remplir le programme de mai 68.
Au cours des manifestations de l’an dernier, j’ai tout à coup vu apparaître quelque chose qui m’a frappée : des banderoles avec des citations philosophiques, des groupes qui s’habillaient, se déguisaient, mimaient un sens. C’est ça qu’on voit, c’est ça qui reste et c’est avec cela qu’on communique. Tant qu’on n’a pas fait une image, fait quelque chose de nouveau, on n’a pas frappé les esprits. C’était nouveau. J’ai assisté depuis mai 68 à tous types de manifestations : l’école libre, le Pacs, etc. Cette apparition d’une animation artistique et philosophique était nouvelle. L’intuition que j’avais d’une identité en train de se forger s’était réalisée.
Fin de l’ère du slogan ?
Ce qui était nouveau aussi, c’était le culot d’exprimer sur des banderoles non pas des slogans mais une pensée. On était sortis d’un siècle – depuis la révolution soviétique – de propagande par les slogans. Les slogans n’étaient pas seulement politiques mais commerciaux. Effectivement, au même moment qu’en Russie se passait la révolution soviétique naissait la propagande commerciale aux Etats-Unis.
Le slogan est déjà une technique utilisée en politique depuis le début du siècle. En 1917, le peuple américain ne voulait pas entrer en guerre. Le pouvoir le voulait et a donc demandé à Barney, l’auteur de Propaganda, de créer des slogans pour leur donner envie d’entrer en guerre.
Quand la guerre est finie, Barney est engagé par une entreprise du tabac comme conseiller. On lui demande de faire en sorte de multiplier les ventes de tabac. Il se dit que si les femmes se mettent à fumer, cela doublera les ventes. A l’époque, les femmes ne fumaient qu’en privé. Barney va donc organiser dans New-York des défilés de belles féministes cigarettes à la main. Les images circulent. Il explique ensuite aux hommes que la cigarette est un symbole phallique – cela fait vendre.
Militantisme, communication et créativité artistique
Le militantisme des syndicats des premiers temps était un militantisme austère. Le mur de Berlin tombe, et cet état d’esprit avec. Comment alors protester contre une société injuste ? Il y a une sorte de créativité de ces mouvements d’extrême gauche qui voit alors le jour. Pendant les années 1970 déjà s’est construit tout un militantisme arty, drôle et créatif. Le phénomène commence avec l’Armée Clandestine des Clowns Armés et Rebelles en Angleterre. Dans les manifestations, les gens portaient des masques et des nez de clown.
Une fois qu’on connait ces différents modèles, on peut commencer à se situer, et trouver des choses nouvelles. Il y a un groupe célèbre dont il faut aller voir les créations : les Yes Men, c’est-à-dire les « hommes qui disent toujours oui ». Ces Anglo-saxons se moquent du conformisme contemporain qui fait qu’on dit oui à tout parce que c’est dans le vent. Voyons quelques-unes de leurs grandes réussites. Il y a quelques années, il y avait eu en Inde une explosion d’une usine chimique américaine. Dix ans après, les Yes Men débarquent dans la ville et convoquent une conférence de presse internationale en tant que représentants de l’usine. Ils disent reconnaitre leur faute, qu’ils ont une dette envers la population et qu’ils vont distribuer des indemnités à toute la population. Le monde entier a été au courant immédiatement. L’usine a été mise dans une position inimaginable et a été forcée d’agir.
Un autre groupe, Jalon, a été un des rares groupes à droite, entre 1968 et 2012, à organiser régulièrement des manifestations de ce genre, des journaux pastiches. Un hiver très froid, ils avaient organisé une manifestation à Glacières sous le slogan « le froid assassin, Mitterand complice ! ». Un autre groupe encore, sur le même modèle, avait organisé une manifestation à 6 heures du matin en convoquant les journalistes en expliquant qu’ils manifestaient sur le mal-logement. Ils avaient réveillé les gens avec des bruits de casseroles. A 6 heures, les journalistes étaient là pour avoir l’information au plus tôt. Entre le moment où on comprend ce dont il s’agit et le moment de la manifestation, il y a un flottement pour piéger les journalistes.
Il y a toute une littérature sur le sujet. Les Nouveaux Militants est sans doute le meilleur ouvrage de tous. A la fin de ce livre, une bibliographie donne tous les titres importants sur le sujet.
Visibilité + légitimité médiatique = pouvoir
On peut déjà identifier des mécanismes. Ces gens-là, d’abord, ont compris que le pouvoir aujourd’hui est lié à la visibilité. Dès qu’on a une visibilité, on a du pouvoir. Tout le problème est de piéger les médias. Les hommes politiques en sont là eux aussi. Tout le problème d’un homme politique est sa stratégie vis-à-vis des médias. Aujourd’hui, on n’existe pas tant qu’on n’est pas visible.
Pendant longtemps en France, ne pas produire de l’art contemporain autorisé a été synonyme de difficultés pour les artistes. Nous avons vécu en France dans les années 1990 ce que l’on appelle un samizdat : les productions artistiques qui ne correspondaient pas au discours ambiant circulaient de façon quasi-clandestine. A partir de 2002, nous avons vécu un samizdat sur internet. Les artistes visuels ont à cette date pu mettre leurs œuvres sur internet. Quand un texte, un article intéressant apparaissait, il était immédiatement envoyé à tout notre carnet d’adresse.
Il n’empêche que cette visibilité souterraine reste illégitime pour les artistes. Nous avons par Internet un samizdat puissant mais non légitime. Il faut forcer la porte des médias pour avoir une légitimité. C’est une légitimité simple : on ne peut plus dire que vous n’existez pas. Vous existez et vous êtes « réels ». [Le terme de « légitimité » est ici employé pour désigner la reconnaissance publique : le simple fait d’exister dans l’horizon médiatique accessible au commun de la population. NDLR]
A mon avis, il faut donc être pragmatiques, efficaces, et prendre les médias à leur propre jeu. Il faut donc trouver un biais pour « piéger » les médias : être correct, mais dans l’ambiguïté.
Marques et identités visuelles
Une autre recherche est celle de la marque. Chaque groupe se crée une marque, à la fois pour être identifié et pour que la cause soit liée à une image. Tant qu’une cause n’est pas relayée par une image, elle reste fragile. L’esprit mémorise mieux l’image que le texte. C’est quelque chose que vous avez bien su faire. Il faut faire un coup d’éclat permanent.
Approfondissements des Antigones et discussion avec le public.
Vous nous parlez beaucoup de performances artistiques éphémères, mais est-ce qu’une création contemporaine pourrait également marquer les esprits de manière pérenne, pour transmettre durablement une idée de la femme, de la complémentarité des sexes par exemple ?
Je suis persuadée que la surprise qu’elle provoquera sera un choc. Je crois donc tout à fait à cela, mais vous devez être averties de deux obstacles. Il faut d’abord que l’œuvre soit de grande qualité. Il faut également qu’elle soit adaptée à une visibilité rapide. Pourquoi pas ? Les Japonais ont dans ce genre inventé le haiku. Il peut y avoir un travail à mener sur l’émerveillement du temps court.
Est-on obligé de rentrer dans ces exigences du système de communication ?
C’est une question de format. Il y a un vrai problème, des artistes qui font des œuvres magistrales mais qui n’arrivent pas à être connus. C’est évidemment d’abord parce qu’il y a une censure en France, mais aussi parce qu’il n’y a pas de concurrence en France à ce niveau-là. L’art contemporain fonctionne sur une temporalité différente de ce genre d’œuvres plus pérennes.
La question, c’est y-a-t-il des artistes capables de travailler sur la fulgurance, sur l’émerveillement du temps court ? Est-ce qu’un très beau tableau qui apparaîtrait sur un très grand écran en manif pourrait créer un choc ? Il y a sans doute un débat à mener sur la question du format, et de la temporalité qui va avec. Il faut à mon avis de multiples formes et de multiples moyens.
Je connais une femme, Raphaëlle Arditti qui joue dans une salle à Paris un one-woman show, Madame la Culture. Cette femme est en train de créer un triptyque. Elle s’est attaquée à un sujet curieux : la sarko-mania. Elle avait repris dans un premier texte tous ses tics de langage de manière à en sortir une espèce de fête verbale. Elle a ensuite fait la même chose sur l’art contemporain, avec tous les mots et les concepts qu’on peut y trouver. Le prochain qu’elle va faire est sur les médias. Elle va s’amuser à décomposer tout le discours des médias. Ce spectacle montre bien l’absurdité sémantique de beaucoup de discours aujourd’hui. En fissurant par la performance théâtrale, par le rire et l’ironie, la cohérence feinte et le sérieux du discours dominant, on peut créer un espace pour une parole neuve.
En parlant de mots, le champ littéraire ne serait-il pas plus facile à investir ?
Bien entendu, mais dites-vous bien aussi que l’image a un grand pouvoir : elle est mémorisée. Par ailleurs, aujourd’hui, ce sont les petits formats qu’il faut privilégier. Le petit format est viral. On reçoit aujourd’hui tellement d’informations qu’on est amené à sélectionner.
Il faut vous faciliter la tâche en vous concentrant sur des petits formats. Le film, le film documentaire peut aller jusqu’à 40 minutes, mais c’est un tout autre exercice. Les différents formats sont adaptés à différents supports. Il y a le format YouTube, et après il y a les grandes œuvres. Mais pour faire une œuvre importante, il faut des moyens, des mécènes, des lieux, des médias qui parlent de vous. Sinon ce n’est pas rentable.
Il existe de plus en plus de médias alternatifs. Pourquoi ne pas s’en servir ? N’y a t-il pas une forme de travestissement à vouloir utiliser les médias classiques ?
Mais ces médias ne sont pas légitimes. Dans d’autres pays comme l’Allemagne ou l’Angleterre, il y a dans le domaine de l’art une concurrence. En France, il n’y en a pas. On est dans une forme de totalitarisme light. Quand j’ai commencé il y a vingt ans, nous avions cette ambition de faire un grand opéra, une grande pièce, un grand spectacle. Nous avons été tués dans l’œuf pour ça.
Réponse de l’assistance : Je pense au contraire que ces médias alternatifs sont une solution. Quand on veut peser, il faut d’abord convaincre ses proches. Pour répondre à la question du format, la photographie est un excellent moyen.
Pour tempérer ce qui a été dit tout à l’heure, je pense que les attaques sont moins violentes aujourd’hui qu’elles n’ont pu l’être dans les années 1970 grâce à Internet. Internet permet de contre-attaquer – c’est une zone de liberté.