Thérèse Hargot-Jacob – contraception et sexualité

L’intervenante par elle-même : présentation

Mon travail, c’est de parler de la sexualité – en général je me présente comme sexologue. Mais en France, les sexologues sont surtout des « techniciens » ! Or, ce n’est pas ce que je suis. J’ai commencé par faire des études de philosophie à la Sorbonne (Paris 1) – je travaillais sur la femme et la sexualité. J’ai fait un mémoire sur la théorie du genre à une époque où personne n’en parlait en France, alors qu’en Belgique, on était déjà allés très loin sur ce terrain. En parallèle à mon master de philo où j’explorais les rapports de pouvoir liés à la médicalisation du corps des femmes, je suivais un master en Belgique en sciences de la famille et de la sexualité. Après mes études, j’ai vécu à Bruxelles où j’ai fondé une association pour parler d’amour et de la sexualité aux adolescents : Love Generation. Puis, j’ai vécu à New York pendant trois ans et demi. J’y ai développé mon activité de conseil.

Aujourd’hui à Paris, je passe un tiers de mon temps en consultations, un second en milieu scolaire et le reste du temps, je partage mes expériences et réflexions au grand public via mon blog et d’autres médias.


Expériences new-yorkaises : comment parler de la vie à sa fille, dans un monde où la vie se vend, s’achète et se fabrique en éprouvettes ?

Pourquoi Tom a un papa, et pas de maman ?

A New York l’an dernier, à peu près à la même période de l’année, j’allais chercher ma fille à l’école qui me racontait sa journée. Elle me parle de Tom, un de ses camarades de classe. Elle m’explique que Tom n’a pas de maman : sa maman, en fait, c’est sa grand-mère. Tom n’a qu’un papa et un frère jumeau. J’avais rencontré, lors d’un dîner de parents d’élèves de cette école très huppée, le papa du fameux Tom. Il me raconte qu’à l’époque il vivait avec son boyfriend, il avait eu envie d’avoir un enfant, mais son boyfriend n’en voulait pas. Donc il a acheté des ovules, payé une mère porteuse, et eu des jumeaux. Pour s’en occuper, il s’est offert les services de deux nourrices.

A New York, il n’y a qu’une seule loi, la loi du marché. Donc tant qu’on a de l’argent, c’est bon. Dans cette école, le cas de Tom n’était pas une exception.

FIV, PMA, IVG, GPA… comment explique-t-on tout ça à sa fille ?

Quand ma fille m’a parlé de Tom, je me suis demandé comment j’allais lui expliquer « comment on fait les bébés ». Ma fille, dans sa classe, côtoie des enfants qui ont un papa et pas de maman, deux papas, etc. Elle connait aussi des gens qui s’aiment très fort et qui n’ont pas de bébés, des gens qui ne s’aiment pas et qui ont des enfants – bref, tous les cas de figure. Donc on ne peut plus dire à sa petite fille « pour faire un bébé, ma chérie, il faut un papa et une maman qui s’aiment très fort ». On ne peut plus non plus parler de la petite graine du papa qui va rencontrer la graine de la maman dans son ventre. Il faut pouvoir expliquer que le médecin prend les graines, les fait se rencontrer dans une éprouvette, puis remet les graines dans le ventre d’une dame qui ne sera pas la maman du bébé. Parfois aussi, on peut mettre plusieurs graines. C’est pour ça que Tom a un frère jumeau qui ne lui ressemble pas. Sachant que quand on fait ça, on ne met pas deux embryons, on en met quatre, cinq, six, puis on fait une réduction embryonnaire, c’est-à-dire qu’on demande aux commanditaires combien ils en veulent et on supprime les moins sains. Il faut aussi pouvoir expliquer que certaines de ces petites graines restent dans des congélateurs. De cette façon, on stoppe le développement des embryons, ils sont encore vivants et ils attendent, au cas où plus tard on veuille un nouveau bébé. Dans ce processus de mise au monde, il y a aussi des enfants qui appellent papa et maman des gens qui ne sont pas leurs géniteurs. Parfois ils le savent, parfois non.

Comment expliquer à un enfant de cinq ans la fécondation in vitro, les mères porteuses, etc. ? Là, j’ai pensé à l’histoire de la cigogne qui apporte sur commande les bébés aux parents… Comment expliquer encore à son enfant qu’il existe, parce que quelqu’un a eu envie qu’il existe ? Que son existence dépend de ce désir ? Comment expliquer à son enfant qu’il y a des papas et des mamans qui ont un bébé qu’ils ne voudraient pas avoir, et qui décident de ne pas le faire naître ?

On ne peut pas mentir aux enfants. Est-ce qu’il faut pourtant tout dire ? Et avec quels mots ?

Avec elle, la chose qui m’a le plus interpellée, c’est le fait qu’une petite fille qui grandit aujourd’hui, grandit avec la conscience qu’une femme peut être réduite à une donneuse d’ovule, à un ventre… Ton corps ma petite, il peut être loué par un monsieur qui a beaucoup d’argent et qui veut un bébé. Ton corps, il peut être utilisé comme une machine. Voilà comment ma petite fille va percevoir son être de femme !

Elle est une rescapée, comme tous les enfants d’aujourd’hui. On aurait pu décider de ne pas leur donner la vie. Comment faire pour répondre à un enfant qui demande « pourquoi moi j’ai eu le droit de vivre et pas d’autres ? » ? Comment les enfants et les jeunes filles peuvent grandir avec ça ?

Faire un enfant sans femme

Si j’ai été amenée à expliquer toutes ces réalités-là à ma fille, c’est qu’il s’est passé des choses en amont. Comment en est-on arrivé à ce qu’on puisse faire un enfant sans femme ? Derrière il y a la fécondation in vitro, la procréation médicalement assistée, etc. Ma thèse personnelle, c’est que la contraception hormonale a été l’élément déclencheur du processus qui nous a menés jusque-là. Son premier effet a été la dissociation de la fécondité et de la sexualité.  

Question du public : Où en est-on de ces marchés (PMA, GPA, etc.) en Belgique ?

Th. H.-Jacob : Un des plus grands phénomènes en Belgique actuellement, ce sont les « enfants Thalys », du nom du train qui relie la France à la Belgique : des femmes seules ou en couple viennent se faire inséminer en Belgique. L’autre lieu d’insémination, c’est l’Espagne. Pour l’instant, la GPA – qui est très facile à réaliser techniquement – se fait occasionnellement en Belgique, mais ce n’est pas tout à fait légal. Beaucoup vont aux Etats-Unis pour en bénéficier. De véritables centres de GPA existent déjà, en Inde notamment – concrètement, des « usines à bébés » pour que les plus riches puissent s’acheter un bébé produit par les femmes pauvres. Ces choses-là coûtent de l’argent, beaucoup d’argent.

Remarque du public : Toutes ces problématiques sont très contemporaines, elles supposent une sorte de « loisir psychologique ». Dans les sociétés du passé, ni les hommes ni les femmes n’avaient le temps de se poser ces questions. Avec l’industrialisation au XIXe, puis l’exode rural au XXe, une nouvelle donne s’est établie, qui a créé un terrain pour ces questions.

Th. H.-Jacob : Tout à fait. C’est la raison pour laquelle je parlais de New York et ses quartiers huppés, tout à l’heure.

Question du public : Pourquoi une telle tolérance vis-à-vis du marché de la GPA ?

Th. H.-Jacob : Nous nous sommes habitués à nous dire que l’enfant a le droit d’exister parce qu’il est désiré. Ce qui me ramène à la contraception hormonale : avec la généralisation de la contraception hormonale, on a pu pour la première fois séparer fertilité et sexualité, en instaurant à l’intérieur du corps des femmes un ordre nouveau.

Cette possibilité transforme la conception que l’on se fait de l’enfant. L’enfant n’est plus le fruit potentiel d’un acte sexuel, mais l’objet d’un désir. Le slogan de la contraception était « Un enfant si je veux, quand je veux ! ». L’enfant vient comme un dû, comme un résultat calculé, et plus comme un fruit potentiel.

Cette dissociation entre sexualité et fécondité est très marquante quand on parle avec les jeunes générations d’aujourd’hui. Quand on demande à des adolescents : « Pourquoi a-t-on des relations sexuelles ? », la première réponse c’est : « Pour le plaisir ! ». Par le passé, on aurait spontanément répondu : « Pour faire un bébé ». Aujourd’hui, on rame pendant longtemps avant qu’un ado dise ça, parce le lien entre sexualité et transmission de la vie n’existe plus dans son esprit. La sexualité est un lieu de plaisir. On retire du corps des femmes sa puissance de vie, et le corps de la femme n’est plus qu’un objet de plaisir. Le plaisir est devenu le but de la relation sexuelle, et ce but devient une injonction aussi forte, aussi brutalement imposée qu’à une autre époque le devoir d’enfant. On parle d’ailleurs aujourd’hui de « devoir de jouissance ».

Remarque du public : Cela introduit l’idée de performance.

Th. H.-Jacob : On a introduit les notions de performance, d’efficacité, de réussite au sein de la sexualité. Sur le plan de la jouissance sexuelle, mais aussi sur le celui de la procréation. En faisant de l’enfant un dû et non un fruit potentiel de l’amour, l’enfant il faut que je l’assume, il faut que je sois une bonne mère, la mère parfaite, puisque je l’ai décidé, puisque tout cela n’a jamais dépendu que de mon choix. Aux Etats-Unis en ce moment, on débat pour savoir qui sont les meilleures mères au monde.  Et c’est la Chinoise qui remporte la médaille : comme il n’y a qu’un seul enfant, on mise tout sur cet enfant, c’est un enfant-réussite sur lequel le couple projette ses désirs et ses ambitions.


Quand les petites filles deviennent adultes, le devoir d’être une mère parfaite.

La négation de l’ambivalence du désir féminin 

L’idée que l’enfant soit le résultat d’un désir, d’une volonté calculée, implique un devoir d’être une « bonne mère », avec des conséquences parfois très lourdes. Lorsqu’on est une mère célibataire, une fille-mère, le poids de la responsabilité retombe sur vous seule : vous avez eu le choix, vous êtes seule responsable des conséquences. J’étais enceinte quand j’allais à la Sorbonne, et j’ai pu constater la pression sociale énorme qui s’abat sur ’une jeune fille aujourd’hui a quand elle a un enfant. Il n’y a plus de place aujourd’hui pour l’ambivalence du désir.

Ce que j’appelle « ambivalence du désir » est un trait psychologique assez caractéristique des femmes. On peut désirer fortement un enfant, tout en ne le voulant pas. Je vois beaucoup de femmes infidèles dans mon travail, alors qu’elles aiment profondément leur mari. Un homme se dira « Soit elle m’aime, soit elle ne m’aime pas. Il faut qu’elle choisisse ». Or les femmes n’ont plus aucun espace pour exprimer l’ambivalence de leur désir. Cela à mon avis explique le nombre croissant de dépressions post-partum aujourd’hui – c’est tout le poids de l’enfant qui vous retombe dessus, le vertige des conséquences de votre choix. S’il y a dépression, c’est qu’il y a eu pression.

C’est la même chose par ricochet pour le père. S’il a un enfant, c’est qu’il l’a désiré, donc il doit seul en assumer toutes les conséquences. Aujourd’hui, l’enfant est devenu un enfant-projet.

 

La médicalisation du corps de la femme

La contraception donne lieu également à une ingérence très directe sur le corps des femmes. Il y a dans le rapport au corps une relation nouvelle avec le médecin, une prise de contrôle sur le corps des femmes, qui n’existait pas avant. Quand on met un stérilet hormonal, qu’on prend une pilule, etc., on introduit quelque chose à l’intérieur du corps, contrairement à une contraception mécanique comme le préservatif. Dans la contraception hormonale, c’est le corps lui-même que l’on transforme de l’intérieur.

Il est intéressant de constater d’ailleurs que ce sont les femmes qui prennent la contraception. Pourquoi pas les hommes ? La contraception pour les hommes existe, et elle est très efficace.

Réaction du public : Et si ça ne revient pas ?

Th. H.-Jacob : La question se pose aussi pour les femmes !

Remarque du public : Si ce sont les femmes et non les hommes qui prennent la contraception, c’est sans doute parce que ce sont elles qui assument les conséquences en cas de grossesse – c’est donc pour elles que la grossesse peut représenter un problème à résoudre.

Th. H.-Jacob : Les femmes sont contraintes à un compromis. La fertilité de l’homme fait partie de sa virilité, on ne peut pas y toucher sans castrer l’homme physiquement et symboliquement. En touchant à sa virilité, c’est sa puissance que l’on met à mal.

Quand on a fait les premiers tests de pilules sur les hommes, certains ont vu la taille de leurs testicules diminuer, on a arrêté tout de suite. Quatre femmes sont mortes lors d’un test de contraception, et ça n’a gêné personne. Par ailleurs, si les hommes prennent la pilule, cela signifie la disparition de l’érection spontanée. Pour les femmes, c’est exactement le même problème : avec la pilule, l’expression physiologique du désir disparaît, le corps ne se prépare plus spontanément à l’union sexuelle. Sauf que ça ne se voit pas chez les femmes – un peu de lubrifiant et la question est réglée. Et puis après tout, rien de grave voyons : pour les hommes c’est physiologique, mais si les femmes cessent d’avoir envie de faire l’amour, évidemment c’est psychologique !

Par ailleurs, en supprimant le cycle menstruel, on met le corps en silence. Cela implique évidemment des effets secondaires, et notamment sur la sexualité et le désir.

La contraception hormonale et ses effets sur le corps

Concrètement, la contraception hormonale fonctionne exactement comme un coupe-faim. Or ce n’est pas parce qu’on ne ressent pas la faim qu’on ne mange plus. Ce n’est pas parce que le corps n’exprime plus le désir qu’on cesse d’avoir des relations sexuelles quand on est sous pilule. Quel est le problème n°1 en Occident aujourd’hui ? La disparition de la libido : les gens peuvent faire l’amour quand ils veulent, avec qui ils veulent, comme ils veulent et autant qu’ils veulent, mais ils n’en n’ont plus envie.

C’est aux femmes qu’on demande ce sacrifice, pas aux hommes. On a vanté la pilule comme le moyen idéal pour « jouir sans entrave »… pourtant voilà bien une drôle d’entrave à la jouissance !

Pourtant, soyons d’accord : la maîtrise de la fécondité est essentielle pour l’être humain. Mais la contraception hormonale est-elle le meilleur moyen de réguler la fécondité ?

Question du public : Il n’y aurait pas davantage d’argent à se faire, quand ce sont les femmes qui prennent la pilule ?

Th. H.-Jacob : Effectivement, il y a tout un business qui se fait autour du corps féminin. Ce business n’a pas commencé avec la GPA, mais avec la contraception hormonale. Prenons l’exemple du stérilet : pour l’obtenir, il faut aller voir un médecin qui fait une prescription, ensuite on va chez le pharmacien, on peut ensuite retourner voir le médecin pour qu’il l’implante, ensuite il faut un suivi. Oui, il y a un vrai business derrière la contraception féminine. Il y a les entreprises pharmaceutiques bien sûr, mais il y a également les médecins qui prescrivent.

Ce qui me gêne n’est pas l’existence de ces produits, mais le discours qui entoure la contraception hormonale. La contraception est un médicament. Pourquoi avoir choisi un médicament ? Dire d’ailleurs que la contraception est un médicament, c’est dire que la maternité est une maladie.

La grossesse : une maladie ?

Qu’est-ce que signifie prendre un médicament pour une femme qui est tellement en bonne santé qu’elle a le pouvoir de donner la vie ? Comment faire pour qu’un médecin puisse légitimement prescrire un médicament à une femme qui n’est pas malade ? On a longtemps pensé la maladie comme le disfonctionnement d’un organe. Selon cette conception de la maladie, la contraception est un poison : une substance qui, lorsque vous l’ingérez, vous met en état de maladie en introduisant un disfonctionnement dans votre corps, est un poison.

Il est difficile de « faire passer la pilule » dans un tel contexte de langage, d’autant qu’on sait qu’un médicament a souvent des effets secondaires. La pilule étant un médicament, cela signifie que la femme sous pilule risque des effets secondaires en prenant un médicament sans être malade. Il a fallu que des femmes meurent ou tombent gravement malades pour qu’on commence à se soucier des effets secondaires de la pilule. Les baisses de libido, les inconforts, les migraines, tout cela n’était pas assez grave pour qu’on en parle.

Pour légitimer l’usage médicamenteux de la pilule, on a donc forgé un nouveau concept de santé, la « santé reproductive ». La santé, selon la définition donnée par l’OMS, n’est pas simplement l’absence de pathologie, mais un état de bien-être psychologique, physique, social, économique même. Dans ce cas, au nom de mon mal-être affectif, économique, etc. je peux légitimement solliciter un médecin pour supprimer ma fécondité, puisque je peux me dire malade. Mais avec une telle définition de la santé comme bien-être, on en arrive au père de Michael, qui peut être considéré comme « malade » puisqu’il souffre de ne pas avoir rencontré de femme avec laquelle faire un enfant. Il y a une demande, une souffrance qui légitime le fait qu’un médecin s’y intéresse.

Ce changement dans les définitions ouvre un champ de possibilités infini, et modifie la façon de percevoir la femme, la reproduction, la sexualité, etc.

   

Et les hommes dans tout ça ?

Question du public : Vous avez envisagé l’ensemble de cette question d’un point de vue féminin, évoquant une domination masculine sur la femme, mais la situation n’est-elle pas problématique aussi pour les hommes ? Je crois qu’il y a aujourd’hui une véritable crise de la masculinité.

Th. H-Jacob : La crise de la masculinité est une réalité. Dans toute cette histoire de fécondité féminine, les hommes sont dans une posture ambiguë et difficile. D’une part, ils peuvent se sentir exclus du don de la vie, puisque la fécondité devient une affaire de femmes et de bonne gestion de ses ovaires. Et d’autre part, ils cherchent à contrôler la fécondité des femmes par différents moyens..

Tu es une femme ma fille : contraception et sexualité, l’expression de la féminité.

Un paradoxe: libération sexuelle et tarissement du désir 

Question du public : Vous avez beaucoup parlé de désir. Il me semble qu’on est dans un système qui dit vouloir le libérer mais finalement le tarit. J’imagine que dans votre travail vous devez y être confrontée ?

Th. H.-Jacob : C’est toute la question du fantasme. Le fantasme est un imaginaire érotique créé par l’interdit. Ces choses qu’on vous a interdites cristallisent le fantasme et le plaisir dans l’imaginaire. Du coup, si tout est permis, le fantasme disparaît – c’est le cas aujourd’hui. Il y a tout un art de composer avec ses fantasmes, d’entretenir son désir par l’imaginaire érotique, qui suppose la non-réalisation du fantasme.

A ce titre, la pornographie joue également un rôle dans l’extinction de la libido : elle est une machine à épuiser le désir. Le porno se consomme en masse dans la société actuelle : or, quand on voit, c’est comme si on faisait – cela suscite une jouissance sexuelle qui réalise le fantasme et tue le désir. Le porno met en jeu également le problème de la performance : on n’a jamais autant parlé de sexe et montré le sexe, et pourtant les gens sont de plus en plus complexés. Souvent d’ailleurs les hommes ont recours au porno à cause de cela. Le porno génère une angoisse de la performance qui engendre des disfonctionnements sexuels.

 

L’expression de la féminité aujourd’hui

Question du public : Si la contraception hormonale nie la féminité du corps, que devient la féminité, comment s’exprime-t-elle si elle ne s’exprime plus dans le corps ?

Th. H.-Jacob : On n’a jamais voulu valoriser la féminité. Les mouvements féministes qui ont accompagné ces changements n’ont jamais voulu valoriser la féminité. Chez Simone de Beauvoir, on sent une haine profonde du féminin et une sur-valorisation du masculin. L’idée est de se conformer au modèle masculin. Les filles ont dû se couler dans un moule pensé pour des garçons. C’est le même schéma dans la société : on pousse les femmes à travailler, mais on ne changera rien pour elles.

Il y a une haine du féminin en filigrane. La femme est symboliquement liée à la matière, au corps. Chez Beauvoir, le corps rattache à l’animalité, l’esprit à l’humanité. D’où cette envie de se détacher du corps, donc de la féminité. La maternité est une expérience profondément animale et humiliante dans cette optique.

 

L’enjeu : révéler les expériences exceptionnelles que sont la sexualité et la maternité

Pour sortir de ce paradigme, l’enjeu est justement de révéler l’expérience humaine et spirituelle exceptionnelle qui se joue dans la sexualité et dans la maternité. La question que l’on devrait se poser est celle-ci : Qu’est-ce qui se vit de si particulier  dans l’acte sexuel? Est-ce qu’il y a une expérience humaine, et même spirituelle dans cet acte, ou est-ce que c’est un acte banal ?

Il y a une tentation d’angélisme dans la façon actuelle de considérer le corps : le corps n’est qu’un instrument au service de ma volonté. Or la sexualité met à mal cet angélisme : elle est justement l’incarnation totale, parce qu’elle touche à toutes les dimensions de la personne humaine qui entrent en jeu dans un acte qui semble purement charnel. On fait aussi dans la sexualité l’expérience de la limite, de la différence, et ça, c’est qu’on refuse tous au fond de nous. On ne veut pas faire l’expérience de la matière et de ses limites.

La contraception naturelle, une alternative? 

Question du public : N’y a-t-il pas un paradoxe un peu fort à rendre la contraception hormonale au moins partiellement responsable de l’extinction du désir, alors qu’elle était justement censée le maximiser en supprimant l’angoisse des grossesses non désirées ? Les méthodes « naturelles » par exemple ne sont-elles pas bien plus frustrantes ?

Th. H.- Jacob : On discute beaucoup aujourd’hui autour du plaisir féminin. Toutes les méthodes naturelles de régulation des naissances sont précisément critiquées sous l’angle du plaisir : c’est au moment où les femmes auraient le plus de plaisir – le moment de l’ovulation – qu’elles ne peuvent pas faire l’amour si elles ne souhaitent pas d’enfant. Mais il ne faut pas confondre désir et plaisir : c’est en période d’ovulation que les femmes ont le plus de désir, mais pas nécessairement le plus de plaisir. Il est vrai que c’est le moment où la libido est la plus forte, et c’est terriblement frustrant de devoir se contenir. Mais il y a une frustration négative mais aussi une frustration positive. C’est ce qu’on apprend aux enfants : quand on a tout ce qu’on veut quand on veut, on n’éprouve plus de plaisir à obtenir ce que l’on veut. C’est le drame des enfants pourris-gâtés. La frustration du désir peut augmenter le plaisir. Pour que cette frustration soit vivable, il faut que cette période de frustration ne soit pas trop longue. Une semaine, c’est vivable. Or La période de fertilité chez la femme ne dure pas plus d’une semaine – si la période d’abstinence dure plus de huit jours, c’est que la femme ne connait pas bien son corps. Dans notre époque, où il y a un problème d’extinction de la libido, ce n’est pas si mal de créer de la frustration pour augmenter le désir. Et c’est encore plus important lorsque vous voulez passer votre vie avec votre partenaire. Comment faire pour maintenir le désir tout au long de la vie ? Sans frustration, c’est impossible.

Par ailleurs, la vie sexuelle ne se limite pas à la pénétration – ces périodes de frustration obligent à être imaginatif, à inventer mille autres manières de se dire l’amour. Ce qui permet de développer un imaginaire, un érotisme, une fantaisie qui permettra ensuite de mieux vivre les périodes où le désir est moins intense. Il y a de nombreuses périodes au cours de la vie où le désir est en baisse. Aujourd’hui, on a toutes les possibilités, toutes les libertés sexuelles, et pourtant la sexualité de nos contemporains est d’une banalité consternante – elle se limite aux quatre positions vues dans les films porno et répétées chez soi. C’est une bonne chose que le couple apprenne à faire l’amour, à se dire l’amour de mille autres manières !     

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